L'Homme multiple (ré)élu

« [L’argent] fait fraterniser les impossibilités. »
(Marx, Manuscrits de 1844, III)

France souffrante qui fissurée t’ouvres trop,
ta plaie suppurante s’exagère « au galop » ;
ta douleur n’est sensible qu’aux pauvres d’en-bas
– taisons-nous, partageons le bonheur d’être las
ensemble et cette pauvreté même. Soyons
seuls, irréconciliés, redonnons nos toisons,
puisque des compromis innombrables exigent
que jamais les valeurs du passé ne se figent,
puisqu’en un MacDonald notre manne est changée
– despotique fast-food, culture égocentrée,
indifférence consommée jusqu’à sa chute,
où notre identité perdue mute et permute
dans les publicités qui rendent faux nos yeux
ne sachant regarder que tout droit devant eux,
sans souvenirs, sans remembrance, sans histoire :
insouciamment se démembre notre mémoire
dans la culture qu’en masse nous respirons
par l’air incolore chargé de pollutions
dont nos poumons s’accommodent joyeusement.
L’homme multiple élu vient de prêter serment.

Toi l’homme multiple que feras-tu de nous,
si comme un dieu tu prétends nous unifier tous,
si tu promets et mets devant la transparence
opaque pour faire la meilleure apparence
d’un avenir aussi multiple que toi-même,
d’une pâque que ne précède aucun carême ?
Quel alchimique miracle nous promets-tu ?
De nos substances quel mélange inattendu ?
Nous éclatant tu promets la grande synthèse
des Européens, mais : au prix de quelle ascèse ?
Ton service est celui du culte des finances
qui ne connaît ni délaissement ni vacances.

L’argent n’a pas d’odeur, ni non plus de racines ;
il fluctue comme l’eau par toutes les ravines ;
il dissout et purifie les dépôts coriaces
qu’accumulent d’elles-mêmes les populaces.
Mais demain, réponds-tu, c’est la grande synthèse
impossible sinon par l’argent qui ne pèse
que le poids de l’Intérêt faisant les marchés
et « fraterniser les impossibilités ».
« Fraternité », sans doute !, mais que par l’Argent,
qui fait crédit sans croyance et multiplement ;
et seul Demain – promesse à jamais – nous fédère :
notre fraternité n’a ni père ni mère.

Ta raison d’être élu tient dans ce mot : Demain ;
c’est notre perdition que tu tiens dans ta main.
L’argent n’a pas de foi, ni même d’espérance ;
il est promesse qui nous tient – non délivrance.
Demain ne cesse de venir – aurore étrange
invoquée comme rédemption de notre fange :
nous devons faire nôtre la crédulité
du nouveau credo qui nous aura décréés.