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Quand sommes-nous aujourd’hui ?

Quand sommes-nous aujourd’hui ?

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On touche insouciamment à l’être comme si l’on en disposait, comme si le « je suis » n’était pas la condition indisponible de tout ce dont je dispose. On ébranle le fondement, on le secoue, on le défait et le refait sans s’avouer qu’il s’agit de notre substance, de laquelle dépendent d’autres substances… On s’imagine la liberté là où se tient la nécessité, comme un jeu dont la règle serait d’en changer les règles. On joue donc à compromettre l’être, fustigeant les avertissements bienveillants : je fais ce que je veux, je suis ce que je veux… La bonne nouvelle est que, puisque c’est à la nature qu’on s’en prend, avertissement ou non, c’est elle principalement qui répondra ; et c’est d’elle que l’on aura à répondre.

La nature est la plus conservatrice des normes ; elle est norme des normes ; c’est elle qui juge d’abord si nous faisons bien ou mal. Il pleut et fait soleil sur les bons et les méchants, les justes et les injustes, les croyants, les incroyants. La nature est intraitable, impartiale, sans miséricorde, sans traitement de faveur ; elle est la nécessité même. Ce qu’on ne comprend pas, c’est qu’elle n’est pas seulement nécessité pour le temps qu’il fait, mais aussi pour notre manière de vivre en elle et par elle. Cela vaut déjà en matière de santé, c’est vrai. Mais d’ailleurs, la morale – puisqu’il faut appeler les choses par leur nom – n’est-elle pas tout entière une affaire de santé, de santé intégrale ? Être juste, n’est-ce pas agir dans la ligne que la nature elle-même nous indique ; et cette ligne n’est-elle pas le principe structurant de notre être même ? Qu’est-ce qui est bien ou mal ?, demande-t-on. Interroge la nature en toi-même, faut-il d’abord répondre.

Le leurre d’une subjectivité souveraine est inséparable d’une conscience qui se développe en-dehors de la nature. La civilisation produit de telles consciences, en abondance. Se situant en-dehors de la nature, elles se développent en-dehors de toute norme objective, et finalement en-dehors de l’être. Pour une telle conscience, tout est disponible. Mais n’est-ce pas d’ailleurs là l’un des traits les plus caractéristiques de la modernité occidentale ? Tout est avoir, tout est disponible ; partant, rien n’est imprescriptible ; tout est fluent ; rien n’est a priori une faute – toute faute supposée tombera de toute manière dans l’oubli… Fugacité, fulgurance : la modernité occidentale raffole de ce qui est jeune et nouveau. La vieillesse, qui est irrémédiablement l’âge de l’être, l’âge sans avenir, l’âge qui est seulement, voilà bien ce qu’on redoute ! C’est pourquoi, quand la fièvre moderne nous gagne, le meilleur antidote est de se répéter : je suis vieux – manière triviale de se dire : je suis, tout court.

Nous sommes embarqués par le Devenir, cela n’est pas volontaire… Oui mais : je suis ; autrement dit, au flot du devenir et de l’oubli répond sourdement l’affirmation que quelque chose de nous, en nous et hors de nous par extension, ne passe pas. Parménide avait raison ! Et c’est à Héraclite qu’on a donné sa préférence. Ne se baigne-t-on pas toujours dans le même fleuve ? La matière se dissipe : ce n’est plus la même eau, et déjà mes cellules se sont toutes renouvelées ; et c’est pourtant la même eau, et c’est pourtant le même corps, et demain sera comme aujourd’hui ; et chaque jour est aujourd’hui.

On ne supporte pas la routine, et l’on a raison. S. Thomas dit qu’elle est un péché. Mais la répétition, plutôt qu’amenuiser l’âme peut aussi l’augmenter, comme le dessinateur repasse sur les traits de son œuvre – la même, chaque jour reprise. La seule question est : quel sera le dessin de ma vie ? L’aurai-je fait ? Aurai-je été fait par lui ? Quel est-il, d’ores et déjà ? La modernité se récrie : Non, à chaque jour un nouveau dessin ! La vieillesse sait qu’il n’y en a qu’un, et que c’est inexorable. C’est parce qu’elle a raison qu’on la redoute.

Combien de vies dans une vie ? Une seule, hélas !


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