L’Extra-ordinaire abécédaire d’Alexis Cartonnet
Livres Mauvaise Nouvelle https://www.mauvaisenouvelle.fr 600 300 https://www.mauvaisenouvelle.fr/img/logo.png
L’Extra-ordinaire abécédaire d’Alexis Cartonnet
Gilles Deleuze, toujours vivant ?
Alexis Cartonnet, agrégé de philosophie, fait paraître chez L’Harmattan un ouvrage captivant : Extra-ordinaire abécédaire – Découvrir la philosophie de Gilles Deleuze. Or son approche du philosophe est originale, puisqu’elle consiste à « questionner la bordure énigmatique entre [sa] vie et [son] œuvre » (p.18). Il est assez probable que Deleuze ne fasse pas partie de votre panthéon. Alexis Cartonnet affirme lui-même sans ambages : « je ne suis pas deleuzien » (p.5). Pourtant, cette parution mérite une large audience, même parmi les plus réticents. Je vais tâcher de dire pourquoi, en montrant : comment ce livre nous rend Gilles Deleuze et son univers si présents ; l’actualité qu’il peut avoir pour nous, qu’on l’apprécie ou non ; la singularité de sa manière de philosopher – aisément perceptible, d’ailleurs, dans ses cours enregistrés (cf. le « Webdeleuze »). La pagination correspondra, le cas échéant, au livre d’Alexis Cartonnet.
L’exploration d’une nébuleuse
« Avoir une idée, c’est un événement rare, ça arrive rarement, avoir une idée c’est une espèce de fête… » C’est ce qu’affirme significativement Gilles Deleuze dans sa conférence intitulée « Qu’est-ce que l’acte de création ? », donnée à la FEMIS en 1987. Il semble que l’idée d’écrire un Extra-ordinaire abécédaire sur le même Gilles Deleuze soit un peu venue à Alexis Cartonnet de cette manière-là, bien que sa concrétisation en ait été forcément plus longue : trois années, qu’on imagine occupées de lectures les plus diverses, puis d’enjouement dans l’écriture, outre ses activités d’enseignant et son amour pour la musique.
Comme son titre l’indique, Alexis Cartonnet prend le parti de se placer d’abord, au moins pour la partie principale qui est la deuxième de son livre (« L’abécédaire : du concret au concept »), sur le terrain d’un entretien devenu célèbre, qui date des années 88-89 : L’Abécédaire de Gilles Deleuze, huit heures filmées durant lesquelles Claire Parnet interroge Deleuze par un jeu d’évocations alphabétiques (A comme animal, B comme boisson, C comme culture…), chaque lettre correspondant donc à un mot et à une séquence (de longueur et de densité variables). Et c’est avec une joie touchante que Deleuze se prête à ce jeu, dont la réussite tient certainement aussi à l’évidente connivence qui existe alors entre lui et Claire Parnet, qui fut l’une de ses étudiantes assidues à l’Université de Vincennes, et avec laquelle Deleuze avait même déjà publié un ouvrage, d’ailleurs souvent recommandé comme initiation à la pensée deleuzienne : Dialogues (1977). Concernant cet entretien filmé, il faut en accepter la trivialité, inséparable de l’exercice lui-même – d’autant plus que les mots choisis pour faire parler Deleuze ne sont pas spécialement ceux de la philosophie universitaire… On ne trouvera pas « transcendantal » à la lettre « T », on ne trouvera pas non plus « rhizome » à la lettre « R » : c’est-à-dire qu’il n’est pas directement question d’interroger Deleuze sur les concepts d’une tradition ni de son propre système. Mais c’est justement là que la magie opère : de cette apparente trivialité naît une parole vivante, d’une efficacité propre à l’oralité, offrant aussi l’avantage de ne pas séparer l’homme et sa pensée.
Alexis Cartonnet a donc voulu prolonger cet entretien, par une sorte d’arborescence pouvant aller à l’infini : pour chaque entrée (A, B, C…), il part donc des paroles de Deleuze, en capte les directions essentielles, qui n’y sont généralement qu’esquissées, et les développe en les situant toujours dans la « nébuleuse » que constituent Gilles Deleuze et son œuvre, non sans en relever les incohérences qui participent en fait à l’intelligibilité du tout. Mais il y a plus : en fin d’analyse, pour chaque entrée, l’auteur explore le travail de l’un des multiples devanciers ou continuateurs – philosophes ou non – de Deleuze (l’auteur de « cyberpolar » Maurice Dantec, le rocker « expérimental » Richard Pinhas, le poète éolien Alain Damasio, le pisteur de loups Baptiste Morizot, le sinologue François Jullien…). C’est d’ailleurs là que l’ouvrage semble avoir exigé le plus gros travail, puisque c’est à chaque fois un nouvel univers de création qui nous est présenté, de manière à la fois synthétique et précise – toujours, bien sûr, à travers le prisme deleuzien. En quelque sorte, la nébuleuse dépasse ce que Deleuze lui-même pouvait en dire à l’époque de l’entretien. L’Extra-ordinaire abécédaire va plus loin qu’un commentaire ; il explore une nébuleuse – qui est d’ailleurs, qu’on le veuille ou non, un moment de l’Université française. On m’excusera ou non : je fais le choix, par économie, de me concentrer ici sur Deleuze plutôt que sur ses émules, même s’ils constituent l’un des grands apports de ce livre.
Nous parle-t-il encore ?
Bien sûr, l’ouvrage d’Alexis Cartonnet n’aura pas le même intérêt pour un initié, un profane ou un réfractaire. Je pense néanmoins qu’il aura quelque chose à dire à chacun d’eux. L’initié peut se laisser surprendre par le rayonnement culturel de Deleuze, qui ne semble pas connaître de frontières, disciplinaires ou idéologiques – le cas de Dantec suffit sans doute à le prouver. Le profane y verra une introduction stimulante et multiple à la fois, comme on ferait la visite d’une demeure, vaste et peu commune, aux vingt-quatre portes (puisqu’il y en a pour chaque lettre, sauf X et Y), précédée d’une allée composée de tout ce qu’il faut savoir sur le contexte socio-historique dans lequel l’« événement » Deleuze a pu surgir, et suivie d’un petit jardin où sont données à observer certaines constantes philosophiques du deleuzisme, et même quelques préceptes éthiques que l’auteur pense pouvoir en dégager – celui-ci, par exemple : « n’imitez pas, devenez ! » (p.241). Enfin, le réfractaire, s’il peut détester Deleuze en général, aura du mal à le détester en particulier, sans mauvaise foi…
Le nom de Deleuze est à juste titre associé à mai 68, à l’Université éphémère de Vincennes qui s’en est suivie, à l’anti-substantialisme (spinozien, en l’occurrence) et, du même coup, à la « déconstruction » du sujet, ou encore à ce qu’on a appelé par la suite la « French theory » (incluant plusieurs autres noms tels que : Derrida, Foucault, Lacan, Guattari…) qui, après avoir suscité, outre-Atlantique, l’enthousiasme de certains universitaires modernistes dès les années 80 (Butler, par exemple), nous revient à la figure sous l’espèce de ce qu’on appelle de manière non moins nébuleuse le « wokisme ». Qu’est-ce d’ailleurs que le wokisme ? Exercice difficile… Et il n’en est guère question dans l’ouvrage d’Alexis Cartonnet. Je propose néanmoins : coalition de communautés se revendiquant elles-mêmes minorités victimes de l’Occident judéo-chrétien, et dont l’une des armes de prédilection est justement la rupture systématique avec toute substantialisation du sujet au profit du devenir et de la fluidité des identités.
Il serait sans doute inconséquent de dire que, après tout, Deleuze ne prévoyait ni ne préconisait pas ce regrettable effet « boomerang » mondial, ou de dire qu’il n’est qu’un auteur parmi d’autres d’un mouvement qui n’a d’ailleurs pas d’unité si évidente. Deleuze montre bien plutôt, dans le film de l’Abécédaire (« G comme de gauche »), combien il est conscient, en étant de gauche, d’être du côté des « minorités » : « la gauche, c’est l’ensemble des processus de devenir-minoritaires », c’est-à-dire l’attitude de prendre à son compte l’émancipation d’une minorité contre la majorité prétendue, qui n’est autre que le pouvoir dominant, ou que l’on identifie comme tel. Paradoxalement, la minorité est tout ce qui, même numériquement majoritaire, subit la norme sociale dominante, laquelle est donc celle d’une supposée majorité. Alexis Cartonnet clarifie encore : « La Majorité n’a donc pas nécessairement le Nombre pour elle, mais elle a bien le monopole de la Norme… » (p.93). C’est pourquoi, de l’aveu même de Deleuze, il ne peut y avoir de gauche de gouvernement : la gauche cesserait alors d’être minoritaire au sens qu’on a dit, et ne serait donc plus la gauche… Elle fuit au contraire la fixité institutionnelle, les hiérarchies, les modèles – enfin jusqu’à un certain point car : « quand une minorité se crée des modèles, c’est parce qu’elle veut devenir majoritaire, et c’est sans doute inévitable pour sa survie ou son salut », dit Deleuze lui-même (Pourparlers ; cité p.93). Son gauchisme n’est donc pas sans perplexité.
En revanche, celui qui veut traquer la déconstruction à sa racine peut avec grand profit chercher d’abord à comprendre la teneur de cette pensée « anti-personnologique », avant de déplorer ce qui en est fait. La destinée du deleuzisme aurait peut-être pu être autre. Peut-être n’a-t-on pas encore osé certains rapprochements possibles et salutaires. Par exemple, rien ne semble interdire de comparer l’antipersonnologie deleuzienne avec l’antipersonnalisme que Simone Weil développe dans La Personne et le sacré. Lorsque Deleuze parle de la joie qui s’accompagne d’une plainte, que l’on rencontre aussi bien chez la vieille dame que chez les grands créateurs (p. 119 : « ce qui m’arrive est trop grand pour moi, quelque chose risque de me briser »), pourquoi ne pas songer au mystère tel qu’en parle Gabriel Marcel, c’est-à-dire comme ce qui nous interroge et nous subjugue parce qu’il nous implique intégralement, par opposition aux simples problèmes ? Avec un peu de patience, le réfractaire pourra même capter ici et là certaines subtilités comme celle-ci (dans « E… comme Enfance ») : « Être traître à son propre règne, être traître à son propre sexe, à sa classe, à sa majorité – quelle autre raison d’écrire ? » (p.81). On peut s’offusquer de ce type de subversion, bien entendu. Mais que fait Virginia Woolf, que fait l’acteur, que fait l’enfant qui joue… Que font-ils tous sinon devenir autres ? Aristote lui-même ne dit-il pas que « l’âme est en quelque façon tous les êtres » (De l’âme ; III,8) ? Le wokisme contient sans doute des idées deleuziennes devenues folles. Cela n’implique pas systématiquement que ces idées n’aient jamais eu de pertinence – mais plutôt que les idées se vident de leur contenu à mesure qu’elles se démocratisent, ce que Deleuze savait fort bien (voir par exemple les pages 225 et suivantes sur son anarchisme). Mais on peut au contraire puiser chez Deleuze comme chez Foucault les éléments d’une analyse de la société post-moderne comme elle va, c’est-à-dire : le dépassement de soi sans transcendance, l’individualisme sous contrôle, les réseaux sans racines, l’atomisation des désirs individuels, mais aussi bien l’hégémonie d’Internet, le développement du « télétravail », la sortie de l’histoire universelle au profit des devenirs particuliers, le marché mondial des désirs… Ce qu’on déteste, au fond, n’est-ce pas surtout l’idée qu’ils aient pu avoir raison dans leurs pronostics ?
Mais, même en-dehors de cela, Deleuze n’est pas un homme de parti ; il garde une singularité. Il conserve malgré tout, à plusieurs égards, un je ne sais quoi de réactionnaire, voire d’aristocratique, en parfaite opposition avec tout activisme grégaire : « toutes les révolutions foirent » (p.89), « quand on travaille, on est forcément dans une solitude absolue » (p.158), « un individu acquiert un nom propre à l’issue de la plus sévère dépersonnalisation » (p.37), « j’ai aucune envie d’avoir des conversations avec les gens ! » (p.165) ; ou encore, à ses étudiants, en 85 : « gardez-vous de toute objection » (p.156). Et, comme le fait encore remarquer François Zourabichvili, son gauchisme est pour le moins singulier : « La gauche… se définit généralement par le volontarisme. Or Deleuze développait la philosophie la moins volontariste qui fût (…). Il insistait toujours sur le caractère foncièrement involontaire de toute vraie pensée, de tout devenir » (p.214). Enfin, ce penseur du devenir et de la vitesse, prince de la jeunesse de l’après-68, est aussi celui qui fait l’éloge inattendu de la vieillesse : « le vieux a acquis le droit d’être tout court » (« M… comme Maladie », p.135). Ce sont ces paradoxes, ces anomalies, ces « plis »… qui font ce qu’il y a de non-univoque et d’intéressant chez Deleuze, quoi qu’on en ait fait par ailleurs ; et c’est ce que le livre d’Alexis Cartonnet nous fait voir à merveille.
Une imagination philosophique ?
Au risque de déborder un peu de la lettre du livre d’Alexis Cartonnet, il faut enfin tenter de dire un mot sur la manière de philosopher que Deleuze a, plus qu’un autre, assimilée au travail de l’artisan, voire à celui de l’artiste. Comme il l’affirme explicitement dans l’Abécédaire (« U… comme Un » ; voir p.192 et suivantes), Deleuze conçoit la philosophie comme une discipline d’abord attentive au singulier, ce qui peut expliquer sa représentation de la philosophie comme une sorte de narration où les concepts apparaissent, vont et viennent. Il y a une narration propre à la philosophie, à sa production, à son enseignement… Développer un discours philosophique, c’est raconter une histoire, dont les concepts sont les personnages. Ils sont vivants : amis ou ennemis, plus ou moins dotés de puissance, coopérant, se faisant la guerre… Le philosophe est le démiurge, le créateur de ce petit monde. Si le concept est vivant et concret, il n’en est pas moins une fabrication, une création artisanale voire artistique – Deleuze y insiste. Il est lui-même philosophe-artiste (p.169), s’intéressant moins à ce que la pensée contemple qu’à ce qu’elle produit. On est donc là en plein constructivisme, et certes fort éloigné d’un réalisme où l’intellect abstrait l’intelligible qui se donne : il faut construire, œuvrer, faire…, puis, comme l’artiste encore, exposer. Peu importe, dit toujours Deleuze, que l’on soit ou non dans le vrai, on cherche à satisfaire « des catégories comme celles d’Intéressant, de Remarquable ou d’Important » (Qu’est-ce que la philosophie ?), qui sont surtout esthétiques. Deleuze parle même quelquefois de beauté.
Son univers est cependant peuplé de créatures qui ne sont pas toujours belles, et qui ne cherchent pas nécessairement à l’être. « Tout un bestiaire circule dans la philosophie de Gilles Deleuze », prévient Alexis Cartonnet (p.49). Qui se laisse envoûter par l’un des très nombreux cours enregistrés de Vincennes fait, à un moment ou l’autre, l’expérience de se trouver comme au milieu d’une termitière ou quelque monde grouillant souterrain, à la fois vivant, obscur et multiple… Ses concepts sont vivants mais ils n’ont pas figure humaine. Ce sont de petits animaux auxquels il donne la vie, le mouvement et l’être. Qu’ils soient humains ou non, ces « personnages conceptuels » font de Deleuze un romancier, un conteur, un cinéaste de la philosophie. Or ses concepts n’auraient ni vie ni chair s’il ne les concevait pas avec le secours d’une imagination rare, rare en philosophie, mais surtout rare dans cet usage-là : mettre en scène, mettre en histoire des constructions mentales. Et l’imagination semble bien être la clé du singulier, auquel Deleuze s’intéresse tant. Pourquoi définit-il la philosophie comme une connaissance du singulier, en effet ? Eh bien, parce qu’elle est sensible. Et pourquoi est-elle sensible ? Parce qu’elle convoque l’imagination. Avec Deleuze, l’imagination a droit de cité en philosophie, non simplement comme béquille du jugement mais comme fabricatrice de concepts, comme ouvrière, comme faculté de leur donner vie, chair, singularité…