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Un nouveau variant du terrorisme

Un nouveau variant du terrorisme

Par  

Nous vous vaincrons parce que nous sommes plus morts que vous.
Muray.

            Dans un texte d'une rare sincérité que vient de reproduire le site des Amis de Bartleby, Baudrillard avouait en 2006 qu'il « aurait aimé se réjouir avec Muray de cette déferlante grotesque de la grippe aviaire – dernière performance en date de la communauté internationale, enfin réalisée sous les auspices du virus ». Et il ajoutait, pour achever par avance, sans doute, de nous encourager dans cette espèce de pessimisme décontracté qu'il savait si bien pratiquer :

Mais partout s’installe cette parodie d’union sacrée, sous le signe d’une guerre totale préventive contre la moindre molécule infectieuse (mais aussi la moindre anomalie, la moindre exception, la moindre singularité).

Pas de doute en effet qu'il aurait aimé aussi pouvoir se réjouir avec nous de cette décisive « extension du domaine de la terreur » à laquelle nous assistons depuis un an, et qui ne semble pas vouloir s'arrêter, une terreur qui, « bien plus que celle venue du Mal, […] est la terreur venue du Bien qui menace l’espèce, la terreur sécuritaire qui l’enveloppe d’une prophylaxie mortelle »[1].

            A quelque degré d'atterration que puisse nous plonger chaque jour la frénétique sollicitude déployée par tout ce qui, d'un bout à l'autre de la machine médiatico-administrative, prétend tout[2] faire pour nous permettre d'arriver au plus vite « à une vie normale », nous ne devons pas perdre de vue que ce qui fait notre force, c'est, dans le présent de nos vies de tous les jours, ce qui nous est immédiatement commun : le bonheur de sentir, entre nous, circuler le flux invisible d'une sympathie qui nous échappe. Telle est la seule « normalité » que nous devons revendiquer, et nous devons nous y tenir d'autant plus qu'on essaie davantage de nous la faire considérer comme anormale, dangereuse, porteuse d'un risque fatal pour l'avenir.

            Le combat qui est engagé est assurément mortel. D'un côté, il y a un dispositif, une véritable machine administrative qui s'est emparé progressivement de tous les domaines, privés et publics, de la vie sociale et qui ne cesse d'imposer ses normes et ses règles à toutes les relations humaines, qu'elles soient d'origine naturelle ou simplement culturelle, pour les faire entrer dans un système de rentabilité, une sorte de jeu qui permet, à tous les échelons, à certains de gagner quelque chose : du pouvoir, de l'argent, de l'honorabilité, de la visibilité, peu importe à vrai dire, aux frais des autres. Les élus, les fonctionnaires, les cadres, les experts, les champions, les vedettes, les patrons, les clercs, toute une foule d'acteurs plus ou moins conscients de leur valeur et plus ou moins abusés par le sentiment qu'ils ont de faire quelque chose d'important dans le cadre d'une organisation, publique ou privée, associative ou entrepreneuriale, peu importe également, se trouvent d'une manière ou d'une autre impliqués dans un processus général, transversal, transgressif, d'intégration qui les rend solidaires, non pas les uns des autres (car ils sont en rivalité perpétuelle et ont constamment besoin, pour rester où ils sont, de pousser quelqu'un dehors) mais d'une forme de dynamique ascensionnelle qui implique forcément tous ceux qui ne veulent surtout pas perdre.

            De l'autre, il y a la permanence de rapports humains et naturels qui ont beau évoluer selon les époques, n'en restent pas moins soumis aux aléas de la réalité dans ce qu'elle a de vivant. Un professeur et ses élèves, un patron et ses employés, un prêtre et ses ouailles, parfois même un élu et ses administrés, tous les rapports humains se trouvent plus ou moins soumis à des nécessités capricieuses qui les rendent secrètement irréductibles à quelque normalité que ce soit, et ils exigent, pour être simplement vivables, une souplesse dans laquelle, tour à tour, la force d'un individu particulièrement doué ou le charme d'une personnalité différente compense la faiblesse ou la torpeur propre à la plupart des êtres pris dans de très complexes réseaux d'influences diverses qui ne les laissent pas forcément arriver au meilleur d'eux-mêmes. Souplesse qui ne saurait exclure qu'inversement, la présence d'un fou ou d'un maniaque puisse avoir les effets les plus désastreux. Ce qui est normal, au sens où l'ordre quotidien des choses s'en accommode facilement, voisine toujours invisiblement avec l'anormal qui se tapit en chacun de nous et ne se manifeste qu'à la faveur de circonstances particulières et imprévisibles, pour le meilleur et pour le pire.

            Une société est toujours la superposition de deux ordres différents, dont l'un s'impose plus ou moins à l'autre et qui, de toutes façons, s'interpénètrent et agissent l'un sur l'autre. La nouveauté, c'est qu'alors même qu'on se rend compte que la Loi, dans ce qu'elle prétend avoir de plus impersonnel, exprime des orientations de plus en plus personnalisées par rapport auxquelles les peuples n'arrivent plus à se reconnaître, une prétention à l'objectivité et même à la scientificité la plus absolue ne cesse de se projeter sur les domaines dans lesquels l'appréciation revenait de plein droit à la Subjectivité, c'est-à-dire au dialogue et à la bonne foi, parfois au conflit assaisonné de toutes les ressources de la ruse. Ainsi voit-on s'imposer partout des normes qui, tout en favorisant des opérations de spéculation dénuées de tout souci d'intérêt général, rendent tout bonnement la vie impossible aux particuliers qui n'ont que leur force de travail pour se faire valoir. D'où la disparition progressive, depuis une cinquantaine d'années, de tous les petits métiers, au profit d'entreprises qui, sans contribuer en rien au bien-être général et à la joie de vivre, polluent nos espaces de vie de leurs publicités mensongères et de leur malodorante bienveillance. Nos rues, nos villages se sont progressivement vidés de tout ce qui avait le visage, exhalait le parfum et répercutait le bruit de la vie pour s'ouvrir à l'esthétique fonctionnelle et abstraite de l'appareillage technico-hygiénique d'une croissance économique et financière qui s'alimente systématiquement de la décroissance des domaines du vivant.

            C'est à cela sans doute qu'instinctivement nous avions dit « non », en 2005 – droite et gauche confondues dans un rejet horripilé d'une logique dans laquelle se reconnaissaient tellement les représentants du système qu'on n'avait pas à douter qu'en leur opposant un veto franc et massif on mettrait nécessairement à nu leur dépendance servile à l'égard des puissances anonymes qui, traversant toutes les frontières, n'ont d'autre visée que d'instaurer partout le même principe d'homogénéisation qui facilite les transactions financières et les opérations techniciennes. L'émergence d'un Sarkozy ou d'un Macron ne s'explique pas autrement que par le désarroi des classes dirigeantes face à l'impossibilité de se fier, désormais, au suffrage universel. Mais de tels clones de la représentativité bien-pensante s'usent vite, du fait même de l'obligation où ils sont de recourir sans cesse aux expédients de la communication pour maintenir des cotes de popularité qu'un rien suffit à faire s'effondrer. Ce qui monte inexorablement, c'est le flot d'une nullité sociale, culturelle, idéologique qui est le corollaire inévitable d'une efficience généralisée des procédés de détermination du social sous la pression de l'économie triomphante. Déjà, les Gilets jaunes exprimaient l'impossibilité qui est désormais la nôtre de penser la vie sociale autrement qu'en termes de rémunération. L'Etat ne peut plus faire autrement que de répondre à une demande incessante de protection qui découle rigoureusement de l'état d'incertitude généré par l'excès de fluidité du système. Il ne peut le faire qu'en accentuant constamment le sentiment de frustration de ceux qui, n'ayant que ce qu'on veut bien leur donner, veulent forcément toujours plus.

            Le terrorisme est la seule solution, et de ce point de vue, la pandémie, réelle ou imaginaire, tombe comme un vrai cadeau de la Providence, installant une terreur naturelle qu'il suffit d'entretenir pour justifier par avance toutes les mesures de protection et de garantie qui encadreront enfin cette « vie normale » dont nous rêvons tous. Cauchemar déjà réalisé pour ceux qui, persistant à ne vouloir vivre que d'une vie anormalement dé-connectée du système, ont vraiment besoin de temps, d'espace et de liberté pour être heureux – cauchemar dans lequel, malgré tout, il redevient exaltant de vivre, sur un mode qui, rimant clandestinement avec France, pourrait redonner un peu d'éclat à nos plus vieux sentiments d'honneur national. Ne nous laissons pas vacciner contre ces sentiments.

[1].Jean Baudrillard, Le malin génie de Philippe Muray, Article paru dans Le Nouvel Observateur au moment de la mort de Philippe Muray, à l’âge de 60 ans, le 2 mars 2006.

[2]. A l'instant même où l'on écrit ces lignes, France Info annonce l'éventualité d'un « passe sanitaire pour arriver vite à une vie normale »… Quoi de plus normal, en effet, que d'avoir à prouver  qu'on a été testé et vacciné pour avoir le droit de prendre un café au bar ou pour entrer dans un musée ?


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