À l’aube d’un paradis occasionnel
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À l’aube d’un paradis occasionnel
Hugues aurait dû prévoir un en-cas, un sandwich et de quoi prévenir une fringale. Son hublot s’éloignait au sud du tarmac. Le jour allait se lever, ses jupons s’éclaircissant dans le brouillard moscovite. Personne n’était là pour l’accueillir : c’était bien sa chance. Il parlait aussi bien le russe qu’un cageot de testicules en or. Trois heures dans un coucou de l’Aeroflot et un quart d’heure après l’atterrissage, il était fixé. La Russie était bel et bien le plus beau pays du monde ou peu s’en fallait. Il récupéra sa valise, s’éclaircit la voix en avançant vers la douane où la fouille fut des plus fluettes. Un corridor, assez court, débouchait sur un hall à l’allure générale de hall. Hugues chercha une pancarte sur laquelle son nom aurait pu scintiller. Monsieur Bolkonski – l’attaché culturel de l’ambassade soviétique à Paris, ami de ses parents – avait tout préparé. Il devait avoir tout préparé. Bien sûr, il n’avait rien organisé.
C’était en mille neuf cent quatre-vingt-huit. On était très loin de l’archipel du goulag. Avec ce bazar gorbatchévien, on n’avait plus le goût de supprimer en masse, alors contrôler quelqu’un à la douane, imaginez ! Le pays sentait l’anarchie et ressemblait déjà à monsieur Bolkonski, homme relativement commun qui portait des lunettes comme deux rondelles de citron, si bien que ses yeux étaient si humides qu’on pouvait parfois y voir passer des canards. Faute de se sentir un destin national, doué en rien, Hugues avait décidé de fuir la France, cette banane molle abandonnée sur une lunette arrière de voiture en plein soleil. Encore une fois, brûler ses vaisseaux et le principe de la recherche de l’erreur lui étaient apparus comme des atouts. Ne voyant personne, Hugues resta une demi-heure dans une salle d’attente, lisant des journaux – ces poignées d’amour arrachées au flanc des mongoliens. Il espérait voir un sympathique fonctionnaire ou de jeunes filles munies de fleurs qui lui souhaiteraient la bienvenue. Rien n’arriva comme à l’ordinaire. Il tira sa valise à roulettes et s’enquit à la réception de son devenir après avoir enjambé et buté sur des bedaines de babouchkas et une tripotée de Tziganes aux dents argentées.
La dame de l’accueil mangeait un cornichon et du saucisson. Sa face était rouge. Elle était emmitouflée dans un pull qui ressemblait à un sac de couchage, une peau de bête et un accessoire de mode futur quand les écologistes auront le pouvoir. Elle se moquait d’Hugues avec cet air fauve qu’ont les souriceaux mal rémunérés, parce qu’il avait le crâne rasé et une barbe de pope à la noix comme tous les sectateurs de la Russie éternelle, celle qui n’existe pas. Hugues s’apparentait à un maigrichon occidental à grandes oreilles. Il fixa la moqueuse rouge et vert. Elle frôlait les cent cinquante kilos : de la barbaque montée sur un chou de Bruxelles. Obséquieusement, Hugues lui raconta ses déboires et la supplia de lui tendre un message de Bolkonski ou de lui indiquer où dormait l’officiel chargé de le véhiculer vers Moscou comme l’avait prévu l’attaché d’ambassade. La grosse femme fredonnait un air sucré ; les notes faisaient du caramel qui tombait dans la mélasse. Choléra ! marmotta-t-elle. Elle sortit de son box pour chalouper jusqu’à Hugues. Choléra ! répéta-t-elle. Elle souleva son index avec une peine infinie et lui montra la file des taxis. Hugues tenta vainement de la retenir alors qu’elle se dirigeait vers les toilettes. Autant arrêter un rhinocéros avec une brindille ! Elle marchait à faible allure, remuant ses nattes de graisse en chantonnant. Elle lui montra d’une main molle une cabine téléphonique et, au-delà, de nouveau, les voitures qui stationnaient, laides, et à la queue leu leu. Il se remémora sa dernière scène sur le sol natal lorsque les Bolkonski étaient venus dîner chez ses parents. On avait parlé des choses habituelles : de la révolution d’Octobre, des exécutions staliniennes, des voyages dans l’espace et de la neige qui tombe dans les parcs publics. C’était tout à fait impersonnel, comme le sont les affaires publiques. Hugues était hargneux. De cette masse informe de discussions avait jailli le sentiment maternel de la colère.
En effet, les parents d’Hugues étaient des gens si convaincus politiquement de la splendeur sovétique que, parfois, sans qu’Hugues s’en aperçoive réellement, un léger décrochage se faisait dans leur esprit. Imperceptiblement, la discussion soumise aux aléas de l’imprégnation alcoolique s’était nichée dans les recoins de la mauvaise conscience – la seule fosse à fèces qui a le goût d’une trappe à étrons. Par provocation – cette forme contrariée de la lâcheté –, Hugues avait multiplié les exemples historiques dans lesquels les communistes jouaient un rôle disgracieux. Le bavardage s’était tendu comme un arc au point d’envoyer aux Bolkonski le signal fléché de leur départ.
« Bon voyage en Russie ! » avait dit le diplomate, toujours à l’affût d’un bon mot. Seuls, Hugues et ses parents avaient réglé leurs comptes. Sa mère hurlait dans la salle à manger, considérant que son fils avait trahi sa confiance et insulté les Bolkonski, et donc tout le soviet suprême, c’est-à-dire les travailleurs, c’est-à-dire menacer la paix entre les peuples. Son père maugréait dans un demi-sommeil. La fumée de cigarette piquait les yeux rougis par un abus de vins. La mère d’Hugues criait et criait encore, emportée par sa propre confusion et sa seule déraison. Elle ne comprenait pas comment un fils pouvait être en désaccord avec sa mère. Il n’y avait aucun enjeu intellectuel ni politique. La raison ombilicale se dérobait devant la controverse inadmissible. Les querelles étaient une manière de se parler. Ordinairement, il n’y avait aucune effusion sentimentale, aucune accolade, aucune caresse. L’amour était muet comme une folie partagée. Les disputes étaient l’occasion de normaliser les affections. La mère d’Hugues se trouvait désormais au sommet de sa démence, postillonnant ses injures dans le visage de son enfant. Son père dormait maintenant tout à fait, libérant sa tranquillité d’âme en ronflements saccadés. « Tu n’as pas honte – jappait-elle – d’humilier tes parents, d’insulter leur travail et leurs combats. Tu rigoles en plus… Tu te moques de nous. Mais c’est grâce à qui que tu vas à l’Université Lomonossov ? Grâce à tes staliniens de parents et aux Bolkonski… Mais qui es-tu ? Une ombre comme tous ceux de ta génération. Des bons à rien. Des paresseux jugeant les autres, sans idéaux… Tu vas arrêter de sourire ! T’es… ». Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase. Hugues avait levé le bras et la paume de sa main était retombée lourdement sur la joue de sa mère qui s’accroupit sous le choc. Son père s’était levé d’un bond en entendant les cris affreux de sa femme. Hugues était sorti, avait dévalé les escaliers et aspiré l’air frais, troublé par un véhicule dont le moteur vrombissait comme un psaume égaré dans le livre des Proverbes. Être un chien errant est une faveur. Entre son pays clochardisé et la divagation canine, il n’y avait pas à tergiverser. Moscou, au loin, s’appariait à une niche mouvante qu’il convoitait et qu’il n’occuperait jamais. Hugues détestait les chiens à la recherche d’une patrie.