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Le cancer

Le cancer

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Juste avant qu’on ne lui déniche son cancer, Chantal avait enfin retrouvé un boulot de secrétaire à mi-temps dans une petite boîte. Patronne sympa, ses talents ses compétences enfin reconnues, une vraie renaissance pour elle. Surtout pas d’animaux à découper, pas de cervelles encore chaudes à analyser, juste de la paperasse à organiser pour des formations.

Malgré sa santé qui déclinait, les kilos les cheveux en moins, la nausée les vertiges, elle adorait son boulot. Sa patronne cherchait un papier un dimanche après-midi ? tant pis elle prenait la ZX en robe de chambre et faisait l’aller-retour (50 bornes) pour lui dénicher.

Ça n’a pas duré. Après trois quatre séances de cocktail chimio velouté crabe, fini la vie active ! à tout jamais. Arrêt maladie perpétuel, conduire trop dur, réfléchir impossible, matière grise en purée, trouver comment ne pas vomir sa seule préoccupation. De nouveau coincée à la maison, déprimée coucouche panier, les allers-retours incessants à l’hôpital sa nouvelle routine, sa vie, enfin ce qu’il en restait. Mêmes atroces, les habitudes prennent toujours le dessus, on veut notre gamelle à heures fixe, quantité exacte, bons chiens chiens son papa, qu’on nous change la laisse, la couverture du panier ou l’heure du pipi on suffoque ! Pourtant, trois jours après on ne fait même plus gaffe, on est un autre, celui d’avant oublié, éliminé.

Toute seule elle y allait à l’hosto, mon père trop imbibé pour prendre la voiture (20 kilomètres de route), et très occupé au bar avec ses deux derniers clients, à gagner douze euros dans la journée, sans oublier sa très importante sieste de l’après-midi. C’était donc l’ambulance qui venait chercher Chantal.

Trois heures elle restait là-bas, avec les autres malades, dans une grande galerie ambiance couloir de la mort, salle de traite silencieuse. Ses mots croisés son Voici, des heures attachée immobile perfusée au venin, elle en revenait KO, fantôme serpillière, à se traîner limace en cuisine la popotte quand même, vite fait un bout de ménage, le minimum, deux trois caresses à la chienne avant de tout lâcher et s’effondrer. Des heures comateuse allongée grise sur le canapé dans le salon à l’étage, attendant que ça passe, trop fatiguée pour écouter la télé.

Moi pas concerné, jamais je ne l’ai accompagnée. Je ne le dis pas pour faire un effet, je ne savais même pas qu’on pouvait. Je me croyais trop occupé, coincé au boulot ou en répétition avec mon groupe, surtout collé à ma nouvelle copine Jeanne qui ne me laissait pas beaucoup de mou dans la chaîne. Pourtant elle était infirmière, ça devait lui causer les loisirs de Chantal? On prenait quelques nouvelles au téléphone, on passait de temps en temps au bar montrer qu’on n’était pas des ingrats. On aurait pu faire moins, mais on aurait pu faire plus.

Malgré le protocole bien suivi, les médecins peu convaincus par les derniers résultats. Ça ne suffisait plus la chimio, c’était trop doux comme traitement, pas assez agressif, trop sucré, trop coupé. L’opération du colon c’était son ultime chance, fallait l’ouvrir en deux Chantal, lui farfouiller l’intérieur pour lui enlever les morceaux fâcheux. Tout faire pour limiter les dégâts et gagner du temps, que les métastases ne se répandent pas partout, du croupion au cerveau. Son côlon foutu, kaput! à la casse!… Comment faire sans pot ?

Le nom de la poche fut lâché : stomie ! On dirait un prénom dans une série américaine. Chantal quand ils lui ont expliqué le principe, vertiges ! le cauchemar qui n’en finit plus ! Chantal blême, livide, la déchéance, la honte, l’horreur totale. Un peu de pitié on a pour les vieux chevaux, un coup de fusil on les soulage et on n’en parle plus, mais les humains non, tout est bon pour les torturer jusqu’à plus soif, les écorcher leur couper la viande en fines lamelles, leur racler les os leur aspirer les moelles, tout pour que la médecine et la science progressent, profitent. Leur passion aux blouses blanches vous maintenir moribond le plus longtemps possible, que vous ne soyez plus qu’une souffreteuse pelote de nerfs, rongé trognon hurlant.

« De quoi vous plaignez-vous? Votre cœur bat, vos poumons s’oxygènent, vous n’êtes pas contente ? Vous avez de la chance vous savez d’être encore là… Allez, faut pas pleurer, c’est mieux qu’être mort non ?… Comment ça la poche? oh, ça? Oh… enfantillages ! Tenez, voici une belle brochure, c’est cadeau. Papier de qualité, 20 pages, couverture soignée… Allez-y, prenez votre temps, lisez bien tout. Ce n’est pas si terrible vous allez voir, vous n’êtes pas la première… Pardon ? L’opération ? Comment ça marche ? Très simple, tout tient en deux mots : astucieux raccourci. On passe par devant et le tour est joué ! Couic ! le caca sous le nez à portée de mains, plus simple non ? Plus besoin de se faire un torticolis pour s’essuyer, fini votre mimi trouf en lambeaux ! On vous fait une petite ouverture là au-dessus, une fine fente, comme une boîte aux lettres, juste là à côté du pubis. Bien sûr que vous pourrez uriner, quelle question !… L’intimité ? les rapports ? Pardon ?… mais madame tout reste possible : acrobaties, rigolades, nouveaux jeux, vous verrez votre mari s’habituera, et qui sait? peut-être qu’avec le temps… y en a que ça excite il paraît, l’important c’est de ne pas être défaitiste. Donc le petit trou, voilà… on branche le tuyau, on le relie à la poche, c’est ça, et là le caca : zioum ! pfffouit ! direct dedans ! C’est-y pas beau ? Vous comprenez le principe ? De suite vous êtes au courant de la chose. Évidemment, il n’y a pas de sphincter devant, l’option coûte trop cher, donc oui ça vient quand ça veut, faut le savoir. Quand c’est prêt, c’est prêt ! Servi chaud, automatique, comme au drive in ! À emporter la macédoine! et ne traînez pas, hein, faut surtout pas que ça refroidisse, colle, fonde ou sèche, sinon bonjour les dégâts, c’est du matériel très fragile. Allez, madame, faut rigoler, allons… Oui, bien sûr, ça peut surprendre, vous vous habituerez, c’est un coup à prendre, rien de plus. Tout est dans la brochure vous verrez, page douze, les petits croquis… Rien de bien méchant. Et surtout c’est pour la bonne cause : fini le mal au chose. »

Chantal on lui aura tout fait. Après la chimio et les tripes hachées, la merde partout qui sort du nombril ! Les fuites sa nouvelle angoisse, un drame permanent, à tout lâcher tout laisser en plan, fuir se foutre dans un trou, disparaître pour de bon. Pendant les courses au supermarché, le caddie rempli abandonné au milieu du rayon, à trottiner comme une bossue jusqu’à la voiture, la boue qui coule le long des cuisses, chaussettes et sièges foutus, petit poucet miettes chocolat. Conduire jusqu’à la maison en larmes et gémissements, obligée de passer par le bar les clients frappés par le fumet furtif, Chantal qui fonce en coup de vent, folle possédée à se jeter dans les chiottes, cramoisie de honte. Et la nuit les insomnies, à ne pas fermer l’œil de peur que la poche se plie, craque ou perce, la moulure qui se déverse en flaque dans le plumard, mon père sorti de ses rêves pataugeant, dégrisé à la seconde. Ah ! la surprise, l’ambiance, la gym, à se rouler printemps, à ne plus savoir où prendre appui. Je les plains, je ne veux plus y penser. Les images me hantent, Chantal me racontait, et encore, pas tout.

Devant ces terribles événements, mon père était enfin devenu un peu compréhensif, presque tendre. J’ai retrouvé une lettre assez gentille, il lui dit qu’ils vont s’en sortir, et tant pis pour la poche, qu’il faut tenir bon, que ce n’est pas si grave au fond, que l’important c’est d’être en vie, etc. Il annonce même que pour lui faire plaisir il acceptera de se faire soigner, voire même opérer ! Qu’il n’en peut plus de son goitre, son cou gonflé affreux, qu’il irait même sur le billard si elle lui demandait gentiment. Pourtant mon père tout ce qu’était médecine ça l’horrifiait. Les souvenirs du séjour de sept mois à l’hôpital militaire, son ventre ouvert au couteau de boucher… Tant pis! tout pour lui faire plaisir à sa femme, lui aménager des preuves d’amour, qu’elle tienne bon et ne flanche pas, qu’elle pige qu’il l’aimait bien en fait, malgré les années à s’écharper verbalement.

Pendant que Chantal fuyait, mon père enflait ; sa manière à lui de participer aux festivités. Il lui poussait une montagne à l’envers sous le menton, un collier en bourrelet autour du cou, montgolfière à la base, en trapèze, pyramide. Chantal malade il s’était peut-être fait trop de mouron, ses glandes en folie ? D’où ça lui venait ces protubérances on n’a jamais su. Son médecin du bled peu intéressé comme d’habitude : « Ça vous fait mal ? »

— Non docteur.
— Alors c’est très bien.
— Mais je veux qu’on m’opère, docteur. J’ai promis à ma femme.
— Vous opérer quoi ?
— Mon goitre !
— Tut tut. Je vais vous prescrire une pommade…
— Mais j’aimerais qu’on me le retire docteur, ma femme s’inquiète…
— Elle s’inquiète toujours pour rien, votre épouse. Laissez-vous pousser la barbe, ça ira très bien comme ça. Par chèque ?

Chantal flippait moins pour elle que pour son mari. Son cou boursouflait à vue d’œil, on se demandait si ça n’allait pas éclater ? On faisait gaffe quand on lui faisait la bise, peur que ça nous pète à la tronche, l’intérieur béchamel tomate pourrie les ris façon bouchée reine ? On ne le reconnaissait plus dans la rue, les voisines l’appelaient « Monsieur », elles se demandaient si ce n’était pas un frère, un double maléfique vaguement ressemblant ?

La famille s’inquiétait et conjecturait sur le type de maladie. Vu ce qu’il avait fumé et ce qu’il s’enfilait encore comme limonade quotidienne, pas étonnant d’après eux qu’il mute Elephant Man.

Chantal lui en parlait tous les jours de son goitre, y compris dans leurs engueulades, ça avait remplacé le sang dans le slip : « Tu t’es vu glandu ? goitreux ! je vais te la percer ta bouée moi, du pastis qu’en coulera ! moche ivrogne, ahh tu me dégoûtes ! » Mon père ne pouvait plus lui répondre comme avant, ni se foutre de sa gueule, à cause de sa poche. Vu son état à Chantal c’était devenu trop cruel ; il n’osait plus.

Lors d’une visite à l’hôpital, un toubib l’ausculta vite fait dans le couloir et lui proposa une date pour l’opération. Chantal aux anges, enfin du bonheur! petit rayon de soleil dans le caveau souterrain qu’était devenue son existence. Ravie que mon père y goûte à son tour au bistouri, qu’il la comprenne la chanson, qu’il y participe à la grande kermesse ! Il avait une trouille bleue qu’on lui touche un bout, surtout qu’on lui trouve autre chose, une énorme saloperie en train de le bouffer cru comme Chantal son colon. Sûr qu’il devait lui pousser quelque chose quelque part, tous les gars du bar étaient déjà bien équipés en tumeurs, abcès, fibromes, organes flétris, certains quasi moitié rongés, deux trois raides morts, un ou deux agonisants. Il ne serait pas le premier à partir, pas le dernier non plus.

Ils lui ont fini par lui retirer son mou, tout son collier de chair, deux kilos y en avait ! de quoi nourrir un chat pendant trois mois. Il a demandé si on pouvait lui en garder une tranche, qu’il puisse montrer ça aux copains, un sketch genre Jésus à table pour son dernier souper, couenne barbecue.

Ça lui avait quand même laissé de sacrées cicatrices, de belles balafres sous les joues comme les femmes mal liftées. On n’était plus habitué à le voir si maigre, allégé de son cache-col gigot, sorte de boa rouelle. C’était presque un nouveau papa, siamois séparé. Je le montrais en photo à ma mère elle ne me croyait pas : « Non ? Ça c’est ton père ?… ». Elle ne regrettait pas du tout d’être partie.

Après son opération, on lui avait rendu visite avec Jeanne, tout au fond du vieil hôpital public. Il était déjà la vedette du service, le chéri de ces dames amusées par ses facéties. Cul nu pourtant, la raie derrière bien visible, la ficelle de sa blouse en string ; le moindre détail il inventait des conneries affriolantes. Les infirmières charmées par son charisme, sa faconde, son sens de l’humour, sa répartie. Ce n’était plus vraiment le même, on aurait dit un autre homme. Avec sa gorge enfin libérée il parlait mieux, on comprenait presque tout. Beaucoup moins excité aussi, il nous posait même des questions.

Il n’avait pas bu, voilà la raison. Éloigné de son bar depuis trois quatre jours, loin des bouteilles et des copains outres, il semblait presque nouveau, comme un inconnu, un jamais vu. Je lui avais demandé s’il avait pu boire un coup quand même, arroser son intervention réussie, mais que dalle !… à l’eau le pauvre ! un peu de café, de thé, son plateau repas en bouillie hachée mais pas de pif, pas une goutte. Sobre il était, quasi purgé ; tout s’expliquait. Je revois Jeanne qui me jetait des regards en coin «Tu vois?… ». Oui, je voyais bien.

Malheureusement fallait bien qu’il rentre chez lui, rouvre son bar, se remette à l’apéro, gagne quelques ronds… Pas assez longue la pause, on n’a eu qu’un tout petit aperçu de celui qu’il aurait pu être.


Un bon coup de balai
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Opuscule
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Saint Pétersbourg
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