Le sanglier

Depuis que sa fille s’était foutu de lui à table, Jean-Claude se passionnait pour le soja, le fauxmage, les copeaux de maïs, steaks de légumes, tout ce qu’il avait toujours naïvement trouvé dégoûtant. Jamais plus il ne toucherait à une viande animale, plutôt mourir. Il y avait tant à méditer sur ces petits êtres si supérieurs, si proches de la vraie Nature, des cycles de la vie. Il pouvait passer une heure à contempler un escargot, sa bave passionnante en devenait philosophique, quels déliés ! Que de leçons ! Il rêvait de pouvoir parler aux oiseaux, rire avec des autruches, deviser avec des reptiles.

Un jour qu’il espérait proche, la science nous hisserait enfin au niveau des espèces, les langages décryptés, traduits, appris, établiraient des ponts, des passerelles entre les civilisations de termites, poulpes et girafes, le monde serait sauvé, et tous vivraient en harmonie, comme aux temps d’avant l’Histoire, sans haines ni injustices. Jusqu'au jour où un sanglier attaqua Jean-Claude dans son jardin. Prêt à parlementer, il se laissa embrocher sans broncher, et proposa au sanglier, en termes simples, de se quitter bons amis. Le monstre grogna et le piétina sans hésiter. Jean-Claude osa protester, argua de sa bonne foi, de son végétarisme, de son amour des bêtes, aussi poilues et rêches soient-elles, mais le sanglier ne l'écoutait pas. Jean-Claude ne savait pas quelle caresse opposer à la bienveillante quoique maladroite attaque, et il décida finalement de s'abandonner aux instincts naturels de ce « frère », cet « ami du vivant », pour ne pas le gêner.

Oser faire preuve de spécisme, quel tour de cochon, balourdise ! Le sanglier n'était-il pas le troisième avatar du dieu Vishnou ? Jean-Claude craignait le dieu des autres (un jour il avait vu le visage du Christ dessiné dans une biscotte sans sel). Et comment savoir s'il avait vraiment affaire à un mâle, à une femelle ? L'aurait-il, comble de bêtise, mégenré ? De honte, il cessa de crier à l'aide, et laissa le sanglier fouir son thorax, sans doute en quête de délicieuses racines. Il eut une dernière pensée pour la pétoire paternelle ; qu’en avait-il fait ? L’avait-il cédée à un oncle, un voisin ? Sans doute la meilleure action de sa vie. Jean-Claude creva de douleur, le cœur écrabouillé sous les pattes griffues de son nouvel ami qui, déçu de ne rien trouver de comestible, s'éloigna en reniflant.