Découvrez la collection Mauvaise Nouvelle, aux Éditions Nouvelle Marge.


Thomas Desmond : Fin.

Thomas Desmond : Fin.

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Fin. est l’histoire du père de Thomas, de sa belle-mère, Chantal, et de Thomas lui-même, pris dans le piège de la vie. Le cancer s’invite, la mort rôde, le grotesque et le tragique se mêlent pour dire ce qu’est l’humain.
Fin. , roman de Thomas Desmond, Ed. Nouvelle Marge, 272 pages, 22€


MN : Dans votre roman Fin., on pourrait dire que la mort tient le premier rôle. Elle rode, choisit, et emporte. Votre Belle-mère, Chantal dans le roman, meurt d’un cancer, puis c’est au tour de votre père. Peut-on voir votre roman comme un exorcisme ?

TD : Céline a dit : « La vérité, c'est une agonie qui n'en finit pas. La vérité de ce monde, c'est la mort. » C’est un peu le fond, l’arrière-plan de ce livre : explorer les profondeurs de la vérité, son agonie, pour essayer d’apercevoir la mort, sans l’avertir de notre présence, peut-être l’amadouer un peu, voire l’exorciser ? Pour mon père, elle a toujours été très présente ; il a failli mourir à de nombreuses reprises : accident de la route, noyade, éventration, suicide, et j’en passe… J’ai toujours trouvé ça curieux, cette exceptionnelle déveine, comme si la mort le chouchoutait, le voulait près d’elle ; une sorte de réchappé, de miraculé, de mort raté vivant quand même. Toute cette matière éminemment littéraire, je m’en suis servi pour tenter de bâtir un style, trouver une voix émotive, poétique. Mais l’enjeu profond, pour le vieil enfant que je suis, est tout bêtement de chercher à rendre immortels ces parents disparus, raconter leur histoire pour qu’ils vivent encore un peu, entre les mots, et espérer pouvoir, par cet effort, me payer ma propre mort, avant de les retrouver ?


MN : Parlons encore de la mort. Elle est symbolisée par une sorte de petit train à plusieurs reprises dans le roman et particulièrement à la fin sous une forme totalement allégorique. Comment s’est imposée cette mise en symbole, puis en poème ? Aviez-vous ce poème en ligne de mire en cheminant dans le roman ?

TD : Le train est apparu pendant l’écriture de la fin. La scène se déroulait sous mes yeux, dans mon ancienne chambre d’enfant, et mon vieux train électrique est réapparu, fumant, disproportionné comme dans les rêves, prêt à partir, avec ses passagers fantômes, impatients de faire un dernier tour. Ce mode de transport s’est imposé tout seul (j’ai passé mon enfance dans les trains entre mon père et ma mère), pour sauter d’une dimension l’autre et faire revivre au lecteur en accéléré halluciné les drames du livre. Je n’avais pas du tout prévu ce déraillement final, il s’est glissé sous mes doigts dans la pénombre d’une fin de journée d’automne, alors que je prévoyais de corriger la fin originale, qui était beaucoup plus terre à terre. Adolescent, je ne lisais que des romans fantastiques ; il semblerait que mon cerveau ait profité d’un moment d’inattention pour rattacher les wagons à ses anciens délires horrifiques, dans une sorte de train-fantôme terrifiant dont le terminus pourrait être le départ d’une suite, pourquoi pas en trois nouvelles lettres, « FOI. » ?


MN : Votre matière est totalement autobiographique. Vous parlez de votre enfance, de la vie de votre père du Maroc à la Touraine et, comme nous l’avons évoqué, de la mort de votre belle-mère puis de votre père, tous deux emportés par le Cancer. Vous parlez de vous aussi, de votre regard sur les autres et sur vous-même… Est-ce une façon d’exploiter une sorte de mine personnelle ? Est-ce le passage obligé pour devenir écrivain pour vous ?

TD : Une mine d’or en terrain miné, peut-être ? J’imagine plutôt ça comme une immense caverne dans laquelle il faut descendre pour y faire la lumière et espérer découvrir quelques salles ornées, pour que revivent à la lueur de nos faibles torches les esquisses d’un passé à retrouver. Chaque être trimballe plusieurs Odyssées en lui, mais peu s’y attaquent vraiment. Les « écrivains » d’aujourd’hui préfèrent inventer la « bonne histoire » pour plaire à leurs lecteurs, qui veulent n’être que divertis, pour la plupart… Dans son Contre Sainte-Beuve, Proust écrivait à propos de Flaubert : « […] lui a compris que le but de la vie de l’écrivain est dans son œuvre, et que le reste n’existe que pour l’emploi d’une illusion à décrire. » C’est cette illusion, ce prétendu « réel », qui doit devenir le matériau principal d’un auteur, sa toile et ses couleurs. À lui d’en faire autre chose, mais l’ingrédient de base doit toujours être payé. « Le gratuit pue le gratuit », disait Céline. Le cinéma et la télévision ont depuis longtemps rendu désuète toute romance descriptive, comme la photographie avait annulé la peinture d’atelier. Il ne nous reste que l’émotion pour sonder les profondeurs de la sensibilité humaine, continents vierges et mystérieux qui restent inaccessibles à l’œil des caméras, et donc aux foules.


MN : Votre roman est parsemé d’ironie, d’humour. Il nous arrive de rire de l’horreur, comme dans le paragraphe sur les « jolies coloscopies »… Ce ton permet aussi la distance et donc l’art romanesque. C’est aussi très français, au sens où la tragédie est certes assumée, mais le tragédien sans cesse déboulonné. Comment s’articulent selon vous la farce et la tragédie dans le roman ? Est-ce les circonstances qui révèlent le pathétique ou est-ce niché dans l’être ? N’y a-t-il pas aussi une forme d’élégance dans l’humour, une politesse, une pudeur pour rendre possible la lecture ? N’est-ce pas là une forme de générosité ?

TD : Dans un livre sur le cancer et la mort, sorte de marais inquiétant, la vie doit fleurir partout pour contrebalancer l’horreur de la fin qui approche. Ses fleurs sont le rire, l’ironie, le sarcasme, l’exagération, le burlesque, le fantastique, etc., il faut varier les tons pour équilibrer sa peinture. Ce n’est pas parce qu’on essaie de mettre sa peau sur la table qu’il faut abattre le lecteur, le déprimer. On veut juste, tel Virgile avec Dante, qu’il descende avec nous voir ce qu’on a à lui montrer, mais il faut quand même l’amuser un peu, qu’il reste jusqu’au bout du voyage. Les grands auteurs sont fascinants parce qu’ils sont aussi drôles que terribles. Il faut donc les imiter.


MN : Impossible de passer à côté du style de votre roman. Les accents céliniens sont remarquables. Romaric Sangars dans l’Incorrect vous invite d’ailleurs à tuer le père… Peut-on être soi et héritier ? Peut-on être célinien et avoir sa propre musique ?

TD : « Être soi », c’est beaucoup dire, et quelque peu prétentieux. On n’est que la somme des passions ingurgitées, parfois pas assez digérées, peut-être, mais toute influence est bonne à prendre si elle nous aide à nous mettre au boulot. On pense que Céline vient de nulle part mais on découvre dans Vallés, dans Morand, dans Dabit, dans Ramuz, qu’il avait aussi ses propres influences. Il faut juste espérer parvenir, un jour, à trouver son propre ton, sa propre « trouvaille », et qu’importe si cela rappelle Céline ou Flaubert, Gontcharov ou Dostoïevski. Personne ne crée ex nihilo, à part peut-être quelques artistes naïfs ou bruts, mais qui sait vraiment quelles ont été leurs sources ? On peut aussi dire que tout est pastiche dans l’art, car tout a déjà été fait, et souvent mieux, mais Céline a bouleversé la littérature en inventant un nouvel outil, cette espèce de « tension transposée musicale extrême du premier mot au dernier » qui chante directement à l’oreille du lecteur, et qui rend donc la prose académique et classique souvent aussi datée que l’art pompier. Il savait qu’il ne ferait pas école (comme Seurat et son pointillisme), car cela « demande trop de boulot ». Mais il faut essayer d’apprivoiser cet outil qui peut servir encore (comme celui forgé par Proust), car lui seul au fond, tel un gouvernail, permet de naviguer dans ces eaux profondes précédemment évoquées, cette rivière intérieure qui mène à cet étrange continent qu’on appelle style. Tout être humain a quelque part sa propre musique, il faut l’espérer, mais tout aspirant créateur doit rester modeste et patient, comme ces élèves artistes qui commençaient toujours, parfois pendant de longues années, par copier les maîtres au Louvre pour se faire la main. Bruno Lafourcade m’avait dit : « On ne reprochera jamais à quelqu’un d’utiliser un style classique, mais un style célinien, si. » 


MN : Fin. Est également la peinture d’une époque, les années 80. On y perçoit la mort d’un monde ancien et l’entrée en hyper modernité, c’est-à-dire dans le recyclage perpétuel de la modernité. On rit de nos temps infatués au regard de ce qui disparaissait à l’époque. On sent un tiraillement chez vous entre la volonté de rester dans une sorte de présent d’éternité offert dans le monde d’avant, et le confort d’un monde moderne qui permet la circulation de toute chose et le zapping permanent. Qu’en est-il ? Quel est votre regard sur le présent ? De quoi êtes-vous nostalgique ?

TD : Gomez Davila a écrit : « Quand un écrivain éveille en nous la nostalgie d’autres lieux, d’autres siècles, en réalité nous n’avons pas envie de vivre à telle ou telle époque, dans tel ou tel pays, mais dans les phrases mêmes de celui qui a su nous parler de ce pays ou de cette époque. » La nostalgie du temps disparu n’est au fond qu’un prétexte à style. Je ne regrette pas les années 1980, aussi mirifiques et ignobles, sans doute, que toutes les décennies précédentes. Nous vivons quand même à l’époque la plus confortable et « facile » de tous les temps, malgré l’horreur qu’on peut ressentir en traversant une « zone » pavillonnaire, un centre commercial ou une zone industrielle, mais cette « facilité à vivre », rendue possible grâce aux robots et bientôt à l’intelligence artificielle, aide-t-elle vraiment l’être humain à faire de son existence une expérience poétique ? On peut en douter. Ce que je peux regretter, c’est cette idée qu’on se fait, peut-être à tort, des humains d’avant la machine, d’avant la surconsommation, d’avant les écrans, comme si cette race avait disparu, avec tout ce qu’elle construisait de ses mains, durement (routes, bâtiments, cathédrales, art, artisanat, musique, etc.). On peut maudire et pourfendre la machinisation de notre ère, mais nous n’avons que ça devant nous (et c’est déjà beaucoup), il faut donc s’appliquer et s’en occuper sérieusement, la vider de son sang avant qu’elle ne crève. Il suffit de voir ce que Philippe Muray en a fait (« prendre les temps à la gorge ») pour comprendre ce que doit et devra être la littérature, si elle veut durer et rester maîtresse des arts, seul témoignage « réel » de ce qu’auront été les petites épopées de notre étonnante espèce.


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