Anarchrist
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Jacques de Guillebon et Falk Van Gaver nous font un beau cadeau avec leur Anarchrist paru en avril 2015. A lire à tout prix, en cette morne époque froide, techniciste et si peu engageante. A la sidération face à la barbarie succède, le temps d’une lecture, la fascination pour l’intelligence. Anarchrist est un vade-mecum pour une vie de passions et de don radical. Surprenant par son rythme effréné, son enchaînement de figures saintes ou laïques, plus ou moins célèbres, qui éclairent un récit au souffle puissant, empli de références, textes, poèmes, citations, méditations, hymnes à la vie, à l’amour, à la chair, à la mort. On ressort différent après ce marathon culturel. Un peu étourdi, comme sonné par la capacité d’intelligence de l’homme et sa propension à n’en rien faire en ce temps de déculturation. L’œil hagard, nous interrogeant sur notre propre vie, nos choix, le principe moteur de notre existence, notre relation à Dieu et à Diable. Mais le cœur s’est habillé d’une douceur et d’une légèreté nouvelles, désencombré d’inutiles choses, prêt à bien des audaces pour faire triompher un certain idéal sur l’homme, et désireux de voir ce qu’il y a de meilleur et de plus sacré dans le prochain. Cette « histoire de l’anarchisme chrétien » ne ressemble pas un livre classique d’historien qui serait chronologique, scientifique, rébarbatif parfois. Notre monde moderne nous a, il est vrai, désappris à travailler l’intelligence, l’endurance de l’étude, et les plaisirs subtils qu’offre la réflexion approfondie. Nous ne sommes plus aptes aux choses complexes de l’esprit, et les livres d’histoire nous sont devenus par trop inaccessibles. Ici, dans une logique érudite et vulgarisée, le ton est vif, le style incisif, la plume d’une rare élégance. Le parti pris est d’être accessible au commun des mortels comme pour bien signifier que chacun est appelé à cet idéal de Dieu, à cette vie, sa propre vie transformée vers une forme supérieure de beauté et de grâce. Il est question dans cet ouvrage de choses simples, belles et vraies, d’idées, de valeurs et d’idéaux revisités par les auteurs et remis à l’honneur, alors qu’ils ont été « bagatellisés » -expression de Chantal Delsol- par notre postmodernité, et ringardisés par les logiques mortifères du marché et du consumérisme mondialisés. Ces notions sont l’esthétisme, les sentiments nobles sur la nature humaine, nature si grande et si petite, ce qui fait sa singularité et son incroyable mystère, l’engagement à l’absolu, le sacrifice, le don irréversible que l’on peut rencontrer, par exemple, dans les personnages merveilleux de la Cité de la Joie de Dominique Lapierre, au sein de ces bidonvilles où se vit intensément, pieusement, métaphysiquement l’adage indien « tout ce qui n’est pas donné est perdu » ainsi que l’esprit supérieur des pauvres. Le génie du christianisme est perceptible dans le génie propre de ce livre. Anarchisme et christianisme, ou l’antinomie moins évidente qu’il n’y paraît. Car nos auteurs, pour qui « l’anarchie est profondément morale », ne s’adressent pas aux mous, aux adeptes du si partagé consensus, aux tenants de la mesure calculatrice, aux chantres de la bien-pensance, du prêt à raisonner, aux tolérants désincarnés, aux thuriféraires du béni oui oui qui tirent bénéfice de leurs paroles/postures/stratégies, aux pacifistes de salons, aux esprits munichois et capitulards de toutes sortes qui laissent la barbarie islamiste frapper notre beau pays, tous ces esprits intelligents, convertis de fraîche ou d’ancienne date à Machiavel, tous ceux qui rejettent Socrate, Platon et Aristote car jugés éloignés de leur idéal individualiste. A contrario, quelle joie de retrouver Pierre Boutang auteur d’Ontologie du Secret et du couloir oblique qui mène immanquablement à Dieu, Frédéric Ozanam docteur des pauvres, Proudhon l’anarchiste qui affirme « Socrate, son idée est bien loin de celle de Jésus. Jésus est bien plus haut, son individualité est sans égale ; son génie, son verbe, sans égal », Léon XIII et son encyclique Rerum Novarum, Jean-Paul II, Benoît XVI, Thomas d’Aquin, Maurras, Kropotkine prince noir, le mahatma Gandhi, Tolstoï, Léon Bloy, Bernanos, Barbey d’Aurevilly, Baudelaire qui se décrivait comme « catholique bien suspect », de Maistre, Châteaubriand, Daudet, Rimbaud, Claudel bien sûr, Péguy le socialiste de la Cité harmonieuse, Simone Weil et son avertissement « l’homme qui n’a pas pris la résolution de fidélité exclusive à la lumière intérieure installe le mensonge au sein même de l’âme. Les ténèbres intérieurs en sont la punition », Thibon, Brel, Ferré, Brassens, Emmanuel Mounier et son « il n’y a de civilisation et de culture humaines que métaphysiquement orientées », Tocqueville le visionnaire dans « De la démocratie en Amérique ».
S’il fallait convaincre quelque curieux distraitement égaré sur cette chronique de lire ce salutaire appel à la liberté, de se mettre en route pour changer le monde, de combattre le monstre, le Léviathan incontrôlable auquel nous avons donné vie par ce rêve prométhéen inconscient du progrès et de la croissance infinis, nous pourrions simplement citer les intitulés des paragraphes qui sont comme autant de promesses de radicalité, d’invites à vivre l’Evangile intégral, à partager le pur anarchisme, à donner corps à sa propre liberté contre l’Etat destructeur des richesses intrinsèques à l’homme : « l’insurrection comme étape vers la sainteté », « les cavaliers de l’Apocalypse », «le kyrie des gueux », « un clochard céleste », « l’Evangile selon Gandhi ».
Réservons encore la parole à nos deux auteurs qui définissent ainsi le fol-en-christ : « possédé de Dieu, le fol-en-christ devient dément pour dénoncer la démence du monde, singe la possession pour débusquer le démon, feint la débauche pour sauver les dépravés. Errant le plus souvent nu par les villes et les champs, totalement pauvre, totalement libre, il incarne le scandale et la folie de la croix, et ses excentricités s’enracinent dans celles de prophètes hébraïques et des Pères du désert, saints fous, nus et brouteurs ». Notre monde, n’en doutons pas, meurt de l’insuffisance de fol-en-christ et d’avortons de Dieu. Laissons encore jaillir la lave ardente chez Jacques de Guillebon et Falk Van Gaver évoquant leur concept de quête du bonheur : « ce que nous cherchons tous, c’est le paradis. Non pas le bonheur, non pas le bonheur simplement, mais au fond, quelque chose de plus, de bien plus grand, de bien plus absolu, d’absolument absolu, une plénitude de lumière et de joie qui nous transporte au-delà de nous-mêmes et en même temps nous rend à nous-mêmes et du même mouvement nous comble et nous anéantit. Nous ne voulons rien de moins. Notre cœur a la démesure pour loi, pour seule raison, et sa démesure est sans fin. Nous voulons tout –l’amour, la joie, la paix et la lumière- et tout infiniment. Notre cœur brûle du désir le plus absolu qui soit, le plus démesuré qui soit, et dont le ciel en son immensité donne à peine un reflet : le désir brûlant, impérieux, dévorant, catégorique du paradis, la faim et la soif inextinguibles de la joie –et de la joie éternelle, invincible et infinie. Nous ne voulons pas moins, et c’est une plaie ouverte béante à notre cœur, et quels que soient les onguents que nous y mettons, les baumes, cataplasmes et emplâtres que nous y appliquons, les raisons dont nous nous raisonnons, les ersatz de bonheur dont nous nous contentons, les fausses vies que nous nous fabriquons et les mensonges dont nous plâtrons et contreplaquons l’abîme de notre âme, le gouffre de notre cœur, cette faim dévorante et cette soif ardente sont au fond de notre être et sont notre être même, et si nous nions ce désir profond il reviendra comme une terreur au moment de notre mort ».