Bienvenue dans la décadence
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Pour l’essayiste et chroniqueur au New York Times, Ross Douthat, nous nous trouvons à l’ère de la stagnation. Dans Bienvenue dans la décadence, sous-titré Quand l’Occident est victime de son succès, il mène une analyse fine sur les ressorts de ce qui ressemble fortement à un déclin. Loin d’être catégorique sur la possible disparition du modèle occidental qui marquerait l’épilogue d’une lente agonie, il affirme que cette situation n’est peut-être pas si préjudiciable et dit même, de façon contre-intuitive et en une formule punchline, « préférer le libéralisme de la décadence durable au retour de l’Histoire », notamment cette histoire qui charrierait ses passions tristes.
Ainsi, tant que durera la décadence rien de pire ne pourra advenir : « « Ce qui nous fascine et nous terrifie, avec l’Empire romain, ce n’est pas qu’il ait fini par s’effondrer », écrivait W. H. Auden à propos de l’interminable automne du dernier empire mondial en date, mais plutôt qu’« il se soit débrouillé pour durer quatre siècles sans créativité, sans ardeur ni espoir. »
Sur la chute des empires, G. K. Chesterton avait ces mots : « Plus rien ne pouvait vaincre Rome, mais plus rien non plus ne pouvait la sauver. C’était la fin du monde et, chose terrible, elle semblait ne jamais devoir finir. »
Que nous fussions en attente de l’arrivée de nouveaux chrétiens ou bien de nouveaux barbares, d’une inédite Renaissance ou de la Singularité algorithmique (moment où, dit-on -faussement à notre avis-, l’intelligence artificielle équivaudra à celle des humains), le destin de Rome décrit par Auden et Chesterton semble désormais s’être transposé à notre civilisation finissante.
Il est donc excitant de s’interroger avec Ross Douthat sur ce qui pourrait remplacer le modèle occidental parvenu à la limite de son développement.
La démocratie libérale pourrait-elle céder la place au système illibéral, à l’islamisme (comme dans le roman dystopique Soumission de Houellebecq), à un néo-christianisme venu d’Afrique ou même de Chine d’après l’auteur ?
A un patchwork de communautés qui s’entremêleraient et seraient une alternative véritable au sentiment de fermeture caractérisant notre époque, à l’instar des communautés monastiques nées de la décadence de l’Empire romain, des communautés utopistes du XIXème siècle ou des groupes libertaires des années 1960 ?
Ou bien à des « villes à charte », sorte de répétition de la démocratie municipale ? Ou à d’autres formes tocquevilliennes en perdition ?
L’éventualité d’un regain d’intérêt pour le christianisme n’est en effet pas à exclure tant il incarne une proposition stimulante en des temps où respiritualisation et reverticalisation sont au cœur des aspirations contemporaines. Quand l’intériorité se voit terrassée par le technicisme, le christianisme, renaissant toujours de ses cendres, point son nez au balcon des possibles, pour dire et redire que la vie intérieure est la seule voie de salut et de bonheur qui vaille. Le christianisme demeure d’ailleurs institutionnellement majeur en Amérique et en Europe. Son histoire est faite de résurrections inattendues et il a résisté aux « cinq morts de la foi » selon la formule de Chesterton : la chute de Rome, le défi musulman, la crise de la Réforme, les Lumières, l’avancée du darwinisme.
Alors quelle suite donner à la présumée fin de l’histoire ?
Le philosophe américain Francis Fukuyama, grand rival d’Huntington et son « choc des civilisations », fait un constat sombre mais prémonitoire dans son essai La fin de l’histoire et le dernier homme : « La fin de l’histoire sera une période fort triste. La lutte pour la reconnaissance, la disposition à risquer sa vie pour une cause purement abstraite, le combat idéologique mondial qui faisait appel à l’audace, l’imagination et l’idéalisme seront remplacés par le calcul économique, la quête indéfinie de solutions techniques, les préoccupations environnementales et la satisfaction des exigences alambiquées des consommateurs. A l’ère post-historique, il n’y aura ni art ni philosophie, seulement la curatelle perpétuelle du musée de l’histoire humaine. » Constat glacial mais ô combien véridique où Fukuyama ne s’est pas fourvoyé, contrairement aux thèmes du « choc des civilisations » et de « la résurgence des empires » restés dans l’angle mort de ses analyses.
Chrétien modéré, qui plus est chroniqueur au très progressiste New York Times, Douthat n’aime pas beaucoup les résurgences populistes qui essaiment un peu partout dans le monde. Il ne les craint pas, sûr de la supériorité de la démocratie libérale et du système élitaire la surplombant, mais n’en conduit pas moins une analyse perspicace en n’imaginant pas, contrairement à nombre de progressistes, un « retour aux années 30 » : « Mais dans notre monde, Marine Le Pen n’a aucune intention de reconquérir l’Algérie ou de ramener la maison de Bourbon sur le trône – elle veut simplement expulser les immigrés et redistribuer les richesses aux retraités et aux provinciaux. Même les nationalistes d’Europe de l’Est, soit les populistes occidentaux les plus efficaces aujourd’hui, n’ont pas vraiment envie de quitter l’Union européenne. Ils semblent surtout vouloir revenir au degré d’indépendance nationale dont jouissaient les Etats membres vers 1975, avec moins d’immigration et plus de clientélisme national que ne l’autorisent désormais les normes de l’UE. »
L’auteur questionne son lecteur pour savoir si la décadence n’est pas inéluctable quand une civilisation ne sait pas physiquement où aller ? La planète terre ayant été explorée de toutes parts, limitée dans ses possibilités physiques, ne doit-elle pas cibler les espaces infinis ? L’IA constitue l’un de ces espaces infinis. L’intériorité chrétienne en est un autre. Les milliards de galaxies également, mais sans grande chance de parvenir à les sonder un jour tant nous nous heurtons à nos limites technologiques. Notre essayiste le dit ainsi : « Si nous sommes là face à une logique inéluctable, alors peut-être que rien – ni une renaissance des arts et des sciences, ni un renouveau religieux, ni l’IA, ni l’immortalité physique – ne pourra empêcher une espèce fixée à un petit point bleu de désespérer, d’abandonner ses espoirs de progrès et sa foi en un but métaphysique, et de ressentir l’attraction de Thanatos mêlée à l’effroi du mathématicien-philosophe Blaise Pascal face au silence des espaces infinis. Dans ce cas, l’essor et le déclin cycliques des civilisations arrimées à une planète serait le maximum qu’une espèce intelligente pourrait accomplir par ses propres moyens, jusqu’à ce que sa chance s’épuise et que la hache de l’extinction finisse par s’abattre sur elle. »
Face à la mystérieuse inéluctabilité de la fin de l’espèce humaine et en l’absence d’une main divine ou d’un débarquement extraterrestre, il faut, conclut-il, « trouver de quoi escalader, construire une échelle vers les étoiles et offrir aux générations futures une nouvelle réalité à explorer, plus vaste que notre planète tourmentée, plus extraordinaire que tout ce que nous pouvons simuler dans nos réalités virtuelles. »