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Ce que le militantisme fait à la recherche

Ce que le militantisme fait à la recherche

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Nathalie Heinich, sociologue au CNRS et spécialiste d’art contemporain, d’identité, de valeurs et d’épistémologie des sciences sociales, publie aux Tracts Gallimard Ce que le militantisme fait à la recherche. Ce qu’elle nomme « militantisme académique » contribue « à cumuler la posture du chercheur qui étudie les phénomènes avec celle de l’acteur qui tente d’agir sur eux, ce qui revient à ne faire que de la recherche au rabais et de la politique de campus. »

L’auteur ne craint pas de dire les choses sans détour et de les décortiquer : « Evoquant l’emprise du politique sur le monde universitaire français et la façon dont la pensée s’en est trouvée figée, l’historien Jacques Julliard identifie trois glaciations successives : la glaciation  soviéto-marxiste, dans l’après-guerre ; la glaciation maoïste, dans les années 1970 ; et la glaciation actuelle, qu’il résume par le terme d’islamogauchiste. Or celui-ci est l’objet d’une polémique qui déchire l’université depuis la décapitation de Samuel Paty par un islamiste, et qui a mis sur le devant de la scène intellectuelle la question de la militantisation de l’enseignement supérieur et de la recherche, pour tenter un néologisme rendu hélas nécessaire par la réalité de ce qui se produit sous nos yeux : l’emprise croissante d’un militantisme littéralement déplacé, qui tend à transformer les salles de cours en lieux d’endoctrinement et les publications en tracts. »

Dans les années 1980, la French Theory, représentée par Derrida, Deleuze et Foucault a nourri un postmodernisme fondé sur une déconstruction, une dés-essentialisation, une relativisation des notions communes. Outre-Atlantique puis en France, cette tendance à défaire toute objectivité du savoir s’est associée, sur fond de critique du néolibéralisme, à un combat contre toutes les discriminations. Celui-ci doit se mener au confluent, à l’intersectionnalité des revendications de diverses minorités, accréditant auprès d’une nouvelle génération d’étudiants mais aussi d’enseignants chercheurs l’idée que l’université n’aurait d’autre mission que le réveil (woke) face à toutes les formes d’oppression.

Notre chercheuse n’accepte pas qu’un enseignement ou un article ne s’affranchisse pas de toute visée politique ou morale au profit de la seule visée épistémique. C’est la fameuse « neutralité axiologique » formulée il y a un siècle par l’un des fondateurs de la sociologie, Max Weber, qui rend la science autonome par rapport aux arènes religieuse, morale ou politique. Au contraire, l’expérience individuelle est aujourd’hui érigée en garant de la justesse du discours tenu par le groupe auquel on proclame appartenir : « il faudrait être lesbienne pour l’homosexualité féminine, noire pour traduire une poétesse afro-américaine et arabe pour étudier le racisme (au fait, de quoi a-t-on le droit de parler lorsqu’on est issu d’un mariage mixte ?). »

La récurrence de la faiblesse intellectuelle des travaux est mise en avant par Nathalie Heinich : la scientificité des productions est prouvée en pipeautant les règles de méthodes et de rigueur conceptuelle. On entre avec un concept (genre, féminin, islamophobie, domination, discrimination, blanchité, racialisation), on illustre le phénomène avec des données ad hoc, on s’abstient de toute méthode hypothético-déductive permettant de confirmer ou d’infirmer une hypothèse, on balaye toute approche inductive faisant émerger les données et problématiques pertinentes pour les acteurs.

L’idéologisation des milieux universitaires est à l’œuvre et rien ne semble pouvoir l’endiguer. Ainsi telle chercheuse pourchasse sans vergogne dans son enseignement « l’homme blanc hétérosexuel », légitimée qu’elle se croit être par la lutte contre le sexisme, le racisme et l’homophobie, sans même réaliser quel bel exemple elle donne là de sexisme, de racisme et de discrimination basée sur l’orientation sexuelle. Il nous faut préciser que ça n’est pas moins de la moitié des productions et programmes référencés sur les sites spécialisés qui traitent de studies relatives aux « minoritaires ».

L’essentialisation des identités prospère grâce au mantra du « socialement construit ». Cet argument pavlovien chez les zélateurs de la lutte intersectionnelle nourrit l’identitarisme et induit une nécessaire action de déconstruction à l’encontre de ce qui est socialement construit. La morale est bien sûr du côté de ces progressistes qui pratiquent le déni politiquement correct du réel et peuvent asséner leur doxa : « Ce n’est pas vrai parce que ce n’est pas bien. » Pourtant, interroge notre auteur, comment ne pas accepter l’idée que l’expérience humaine « est faite de représentations plus ou moins partagées, d’institutions, de normes, de lois au moins autant que de réalités biologiques ou physiques ? » ; et d’accepter sagement de vivre aux côtés de cette accumulation de richesses et constructions sociales ? Pour les ennemis du passé, il faut faire fi de tout cela, mais aussi de l’anthropologie, l’histoire, la démographie, la géographie et leurs formidables apports conceptuels. Le monde est enfin devenu simple, binaire, il y a les bons et les méchants, ce monde n’est plus que pouvoir et domination. La grille interprétative se réduit à un seul paramètre, ou même à deux ou à trois mais ne saurait sortir du périmètre : genre, race, sexe, classe.

Peut-être assiste-t-on aux soubresauts logiques qui accompagnent l’instauration du multiculturalisme dans nos sociétés occidentales épuisées par tant de génie passé ? Peut-être tout cela n’est-il que la résultante de la décivilisation et de la déculturation survenues en Occident donc (la Chine prenant manifestement un chemin inverse), les symptômes les plus visibles étant l’abêtissement généralisé, la dégradation de l’intelligence, la stérilisation de la pensée et de l’esprit critique, au profit de la technique, de la consommation et de la virtualisation de nos vies ?


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