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De quelle science parle-t-on ?

De quelle science parle-t-on ?

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Dans son livre Quand le monde s’est fait nombre (Paris, Stock, 2016), Olivier Rey constate que dans notre post-modernité, on substitue le nombre à la réalité. L’abandon progressif de la philosophie réaliste issu d’Aristote, fruit de l’idolâtrie de penseurs occidentaux positivistes qui ont passé leur vie dans la paille des mots, a engendré ce règne des abstractions symboliques. Cela fait écho aux propos du physicien William Thomas en 1883 : « Quand vous pouvez mesurer ce dont vous parlez et l’exprimer par des nombres, vous savez quelque chose à son propos ; mais quand vous ne pouvez le mesurer, quand vous ne pouvez l’exprimer par des nombres, le savoir que vous en avez est pauvre et insatisfaisant : cela peut être le commencement du savoir, mais vous n’avez guère avancé, dans vos pensées, sur le chemin de la science, quel que soit le sujet considéré. »

Complice de cette « pythagorisation » des esprits, l’État a également besoin d’arguments d’allure objective pour justifier les politiques du gouvernement. Il va de soi que les contenus de programme de l’Education Nationale servent cette logique techno-libérale déshumanisante. Ecoutons nos maîtres se soumettre aux lois économiques mathématisées en affirmant : « there is no alternative ». L’invention de la « science économique » aura ainsi été très utile aux régimes oligarchiques pour justifier leur système de rente d’extorsion.

Sans doute est-il salutaire aujourd’hui de rappeler ce que contient l’adjectif « scientifique » qui trop souvent est employé à la place de « technique » ou « technologique ».

1° Un passage obligé chez les Grecs

Le terme science est grec : épistémé[1]. La science est à l’origine une connaissance non-mathématisée. Elle désigne un savoir objectif, nécessaire et universel de la nature. Aristote va formaliser cette connaissance scientifique qui va se perpétuer dans la scolastique. Connaître scientifiquement : c’est savoir la définition de la forme-essence finalisée mais non-mathématisée. Mais depuis la Renaissance, particulièrement avec Galilée, la science se mathématise de plus en plus en abandonnant l’essence car celle-ci n’est pas formulable par des chiffres.

2° La Renaissance veut développer une technique

La vision de la nature va s’en trouver changée. L’intelligibilité « scientifique » sera maintenant quantifiée et exclusivement chiffrée. Alors qu’auparavant, la science était la connaissance de l’essence[2] (orientation finalisée) exprimée par des mots, Galilée encourage la lecture uniquement quantifiée du réel à partir d’une nouvelle définition du mouvement. Galilée en effet n’est pas un grand astronome (Képler) mais plutôt un explorateur de la nouvelle science physique mathématisée. Il va ainsi quantifier la définition du mouvement : ce qui ne se faisait pas avant lui.

La définition d’une chose se fera toujours, comme aujourd’hui, par le genre et la différence spécifique mais ce type de connaissance ne sera plus considérée comme « scientifique » car non-mathématisé. Les auteurs essentialistes, principalement Platon et Aristote, seront donc disqualifiés, et tous ceux qui les suivent dont Augustin et Thomas d’Aquin.

La logique aristotélicienne est entièrement orientée vers cette quête de l’essence des choses : car c’est là la connaissance scientifique des êtres naturels, non-vivants et vivants. La nouvelle science va vouloir discréditer la logique d’Aristote encore véhiculée tant bien que mal par la scolastique qui négligeait néanmoins le point de départ inductif pour s’attacher au mode d’exposition en s’appuyant beaucoup sur l’argument d’autorité (Aristote l’a dit…).. La logique aristotélicienne, principalement inductive, va ainsi être remplacée par le mode mathématique hypothético-déductif.

3° Galilée est un des promoteurs de la physique nouvelle

« La tentative de saisir l’essence vraie et intrinsèque des choses naturelles, je la tiens pour une entreprise aussi vaine dans les substances élémentaires et proches que dans celles du Ciel et dans les plus éloignées. Je suis aussi ignorant de la substance de la Terre que de celle de la Lune, des nuages, des taches solaires ; à connaître les objets les plus proches, nous n’avons que l’avantage du nombre de particularités. Si je demande, quelle est la substance des nuages ? On me dira, une vapeur humide ; et si je veux savoir ce qu’est la vapeur humide, on me dira que c’est de l’eau atténuée et réduite par la chaleur ; mais l’eau ? Quelque corps fluide qui coule dans la rivière et que nous manipulons sans cesse. Mais cette connaissance de l’eau est seulement plus proche et plus dépendante des sens, mais elle n’est pas plus intrinsèque que celle des nuages. Et ainsi, je n’en sais pas plus sur la Terre ou le feu que sur la Lune et le Soleil… ».
Galilée, Tâches solaires (Opere, éd. Naz., vol. V, pp. 187-188).

Les sensibles propres, pourtant points de départ incontournables de la science aristotélicienne, sont alors nommées qualités secondes par la scolastique et finalement qualifiés de non-scientifiques par les nouveaux physiciens. Galilée va ainsi rompre avec l’induction d’Aristote pour lui substituer une méthode expérimentale qui deviendra le paradigme de la science expérimentale moderne. Cette dérive était déjà dénoncée par Aristote qui regrettait en son temps : « Les mathématiques sont devenues, de nos jours, toute la philosophie[3] ». Le règne de l’abstraction géométrique, qui va engendrer la « gouvernance par les nombres[4] », est d’autant plus aveuglant pour l’intelligence que « les mathématiques ne s’occupent d’aucune essence[5] ».

4° L’empirisme allié de la physique nouvelle

L’empirisme anglo-saxon va ainsi réduire l’analyse du réel aux seules données empiriques : on n’ira pas plus loin. Le phénomène sensible seul sera expliqué par une quantification formulée dans des équations nombrées. Or l’essence n’est pas toujours chiffrable bien que des données quantifiées, mesurées, puissent apporter à la précision de la définition.

La quantification a remplacé l’induction bien que les formulations mathématiques accompagnent des considérations physiques et constatables : ce qui accentue l’impression de réalisme.

« La philosophie est écrite dans cet immense livre que nous tenons toujours ouvert sous nos yeux, je veux dire l’univers. Nous ne pouvons pas le comprendre si l’on ne s’applique pas d’abord à en comprendre la langue, et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit. Or il est écrit dans la langue mathématique, et ses caractères sont des triangles, des cercles et des figures géométriques, sans le moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un mot [sens dans le texte italien]. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur ».
Galileo Galilei, Il Saggiatore, Opere, Ricciardi, Milano.

Galilée veut donc renoncer à la recherche des essences des êtres naturels mais finalement affirme que l’essence de ces êtres naturels ne peuvent être exprimées que par des figures géométriques, ce qui est un certain retour à Platon pythagorisant.

5° Une nouvelle définition de la matière

La Matière Première, pure potentialité aux formes naturelles, est écartée car estimée obscure. La matière vivante est donc définie maintenant sans son orientation vers une fin qui serait sa perfection propre : essence réalisée, actuée. Chez Galilée la matière est déjà en acte et n’est plus envisagée comme potentialité à une forme complète. Les matières observées, non-vivantes, vivantes, ne sont plus définies par rapport à leur fin.

La jonction entre étude mathématisée et réalités physiques étaient déjà présente au Moyen Age dans les « sciences intermédiaires ». Les sensibles communs[6] ou qualités premières deviennent alors les objets de la science mathématisée parce que quantifiables. Les sensibles propres deviennent négligeables alors qu’elles étaient le point de départ du processus inductif.

Il est vrai que ces sensibles communs sont le substrat quantifiable des sensibles propres et sont d’ailleurs le premier accident de la substance. Mais comme je refuse de prendre appui sur les qualités secondes (sensibles propres), je ne peux remonter à la définition de cette substance : des effets aux causes essentielles.

6° Une incompréhension de la cause finale

Il s’ensuit une mésintelligence des causes formelles et finales : sauf peut-être chez Pierre-Paul Grassé (1895-1985) ou Lucien Cuénot (1866-1951). Une méthode peut être efficace tout en éludant une partie du réel observé : cette méthode, partielle, doit donc se présenter comme telle.

La cause finale, déjà présente potentiellement dans la cause formelle[7], était la clé d’explication de la nature des choses.

« La nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu’est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c’est là sa nature propre, qu’il s’agisse d’un homme, d’un cheval, ou d’une famille »
Aristote, Politique, I, 1.

La nouvelle physique se spécialisera dans la cause efficiente (forces) car cette exploration est féconde en innovations techniques. La biologie, particulièrement avec Darwin, sera dite entrée dans sa maturité en abandonnant la recherche de la cause formelle (espèce) et finale.

Mais la science nouvelle, moderne, qui se développe en contrariété aux analyses d’Aristote, conserve quelque peu des traces des causes (formelle et finale) aristotéliciennes car les lois des structures quantitatives sont les premiers accidents de la substance. Par contre, cette science quantitative va peiner à expliquer les stabilités observées à partir des seules causes efficiente (forces) et matérielle (particules de matière).

7° Caractéristiques de la physique nouvelle[8] avec Galilée

a. Une nouvelle méthode qui remplace l’induction (abstraction de la forme-essence non-chiffrée)

1° Quantification : toute définition devra être mesurable, sinon pas « scientifique »

2° Méthode analytique : le Tout est expliqué par les parties (Descartes, Galilée, Newton, etc). Question actuelle de plus en plus posée par les chercheurs : le Tout n’est-il pas plus que la somme des parties ? Avec ce réductionnisme analytique, le sens du Tout n’est plus considéré : son mouvement vers sa finalité.

3° Vérification expérimentale des hypothèses : la proposition explicative doit être vérifiée dans ses causes antérieures. Richard Dawkins[9] (né en 1941) a ainsi tenté de vérifier expérimentalement l’efficacité de la prière d’intercession pour établir une vérité scientifique à ce sujet.

b. Une nouvelle vision de la nature :

- Mécanisme : mariage de l’imagination arithmétisée et de l’attention aux phénomènes sensibles. Les rouages d’une machine existent en acte et sont reliés entre eux accidentellement et non au sein d’une fusion essentielle. Dans le vivant, l’unité est organique et substantielle : ce qui n’est pas le cas d’une machine fabriquée artificiellement en vue de l’utile.

Lord Kelvin, William Thomson, affirmait ceci fin 19ème :
« Je ne suis jamais satisfait, tant que je n’ai pas pu faire un modèle mécanique de l’objet ; si je puis faire un modèle mécanique, je comprends ; tant que je ne puis pas faire un modèle mécanique, je ne comprends pas et c’est pour cela que je ne comprends pas la théorie électromagnétique de la lumière. Je crois fermement en une théorie mécanique de la lumière. Quand nous comprendrons l’électricité, le magnétisme ou la lumière, nous les verrons comme les parties d’un tout ; mais je demande à comprendre la lumière le mieux possible sans introduire des choses que je comprends encore moins. Voilà pourquoi je m’adresse à la Dynamique pure » (Mécanique moléculaire).

Pour ce scientifique nouvelle formule, comprendre c’est établir un lien avec les causes efficientes et matérielles pour construire un modèle mécanique des phénomènes. Dans cette construction quantifiée, on ne trouve pas de définition de l’essence : une matière ordonnée à une perfection seconde qui est sa fin et son bien. On n’a que des parties matérielles qui vont interagir dans certaines conditions.

Dans cette conception mécaniste, je peux manipuler les rouages. Je peux maîtriser les parties matérielles et efficientes d’une montre et varier les combinaisons de ces parties par reproduction artificielle. Ici la fin est négligée et je construis une connaissance sans elle.

La relativité et la physique quantique vont encore forcer le nouveau physicien à modifier[10] sa perception de la nature. Jusqu’au point de dire que ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que ce monde soit compréhensible.

Si bien qu’au 20ème siècle, des physiciens vont se rapprocher de Kant en limitant notre compréhension aux phénomènes : empirisme[11] et positivisme vont fournir les présupposés philosophiques de cette nouvelle physique néo-idéaliste. La nature est inconnaissable et donc indéfinissable : il faut se limiter aux lois d’agencement mathématisées des parties visibles. L’au-delà des phénomènes est inaccessible pour la raison humaine et est qualifié de « non-scientifique ».

8° Les deux tendances de la nouvelle physique actuelle

a. Courant matérialiste

Le biologiste Richard Dawkins (né en 1941), Patrick Tort (né en 1952).

b. Courant spiritualiste : néo-platonicien

L’intelligible est d’essence mathématique : seuls les nombres l’expriment. Platon disciple de Pythagore entretiennent ainsi le règne des abstractions chiffrées.

Pourtant, comme le remarque l’Ecclésiaste, « ce qui manque ne peut pas être compté » (I, 15)

Conclusion

Il faut bien comprendre les désastres sociaux de cet habitus mathématiciste qui entretient des réflexes aprioristes. Quand nos gouvernants se soumettent à cette gouvernance par les nombres, c’est le mode de procéder hypothético-déductif qui oriente leurs prises de décision. Et c’est en fin de parcours la perte inévitable des trésors de sagesse multiséculaires qui donnaient des repères à notre humanisation.

Il me revient à l’esprit deux textes du « maître de ceux qui savent ». Un passage du traité Du Ciel (III, 7, 306a 5-18) illustre les pièges du passage du sensible à l’intelligible. A propos des platoniciens, il s’exprime ainsi :

« En fait, leurs explications des données de l’expérience ne sont pas en accord avec ces données elles-mêmes. (…) Ce qu’ils veulent, c’est tout faire entrer dans le cadre de certaines opinions déterminées. »

« Nos philosophes[12] (…) par amour pour leurs principes, paraissent jouer le rôle de ceux qui, dans les discussions, montent la garde autour de leurs positions. Ils sont prêts à accepter n’importe quelle conséquence, dans la conviction qu’ils sont en possession de principes vrais : comme si certains principes ne devaient pas être jugés d’après leur résultat et surtout leur résultat final. Et ce résultat final… est dans la science de la nature, l’évidence toujours souveraine de la perception sensible ».

Toujours dans le même traité Du Ciel, il dénonce cette fois les Pythagoriciens au sujet de questions relatives à l’astronomie :

« Ils ne cherchent pas à édifier les théories et les causes pour rendre compte des faits observés, mais ils sollicitent les faits pour les faire entrer dans certaines théories et opinions qui leur sont propres, et ils s’efforcent seulement de les y accommoder. (…), et ils puisent leur conviction non pas dans les faits, mais plutôt dans les raisonnements ». (293a 25-30).

C’est tout une conception de l’abstraction qui est ici mise en question. L’idolâtrie des idées abstraites, que Claude Lévi-Strauss avait dénoncé en son temps, et malheureusement entretenue de nos jours dans nos réseaux de formation, absorbe nos meilleurs élèves pour en faire des techniciens au service de Prométhée.

« L'antiquité a nourri des âmes admirables…. L'Europe connaîtra la ruine quand elle aura cessé de vénérer un Platon, un Marc-Aurèle, un Epictète…..Tout ce qui dans nos manuels concerne les vertus humaines vient de ces grands anciens…. Pour la partie de l'éthique que divisent les vertus cardinales et leurs satellites, saint Thomas ne fait que traduire ou commenter Aristote. »

André-Jean Festugière.

 

[1] Platon : Ménon, 96c-98d.

[2]                     L’essence d’une chose répond à la question : qu’est-ce que c’est ?

[3] Métaphysique, 992a 25

[4] Alain Supiot : La gouvernance par les nombres (Fayard, 2015).

[5] Métaphysique, 1073b 7

[6]                     Nombre, figure, mouvement, repos, grandeur.

[7]                     L’essence : la nature de la chose.

[8]                     Pour une analyse comparative de la philosophie de la nature et des sciences mathématisées : Emile Simard : La nature et la portée de la méthode scientifique. Vrin, 1956.

[9]                     Pour en finir avec Dieu (The God Delusion) est paru en 2006 dans sa version originale (traduction française 2008). Dawkins y soutient qu'un créateur surnaturel n'existe probablement pas et qualifie cette croyance en un dieu personnifié de délire qu'il définit comme une croyance fausse et persistante se maintenant face aux preuves qui la contredisent.

[10]                   En gardant la même méthode que Galilée.

[11]                   Qu’on peut aussi nommer phénoménisme.

[12] Aristote parle ici des Platoniciens.


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