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Jean Brun a mis la beauté en question

Jean Brun a mis la beauté en question

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« Qu’est-ce que la Beauté ? », voici le nom ambitieux d’un ouvrage paru chez DDB fin 2014. On y trouve une première partie rédigée par le philosophe Jean Brun mort en 1994, suivi d’une glose de ce texte par l’artiste Boris Lejeune. Une œuvre posthume donc en première partie qui permet d’aborder avec toute la sagesse qu’il convient la question ontologique de l’art et de la beauté. Définir l’art n’est jamais chose anodine, car cela engendre de facto de définir l’homme, son être. Cela suppose également de se défaire de tous les oripeaux idéologiques pour se concentrer sur la relation entre le monde sensible et l’âme, cela suppose d’identifier, de trier ces idéologies pour mieux refonder l’universalité de la beauté.

Le nombril trop grand de l’Homo Faber

Pour Jean Brun, la nécessité de définir la beauté nait d’un monde où l’art contemporain a déboussolé toute une société. Mais pour le philosophe, le mal vient de plus loin que la simple contemporanéité des idéologies actuelles. Il dénonce cette révolution surgie dès la Renaissance et qui fut le plus grand choc de l’humanité. Jean Brun parle de l’Homo Faber, cet homme à l’esprit faustien qui souhaite se fabriquer. Et cet Homo Faber lance en fait un défi à tout l’univers à l’époque de la Renaissance. Jean Brun oppose l’Homo Faber à l’Homo Fidei, l’homme qui croit, l’homme qui a la foi, qui dès lors va entrer en déclin. Comme mère de toutes les révolutions, on retrouve encore une fois ce doute cartésien, ce doute qui hisse l’homme au rang de démiurge mais pour Boris Lejeune, « l’homme qui se croit maître des choses devient l’esclave de ce qui nourrit son imagination. » (page 121) En effet, l’Art aurait été contaminé par la folie de produire des raisonnements, la folie d’être rendu utile pour démontrer quelque chose, une démonstration qui se veut d’ailleurs basée sur le doute cartésien. Mais pour Jean Brun, l’art n’est pas là pour démontrer quoi que ce soit, mais uniquement pour montrer. Montrer quoi ? Montrer ce qui était invisible. L’art échappe à la fois à la logique des logiciens et à la technique des techniciens, il montre quelque chose. Et Jean Brun cite Schopenhauer disant : « le talent atteint une cible que tous les autres manquaient, le génie atteint une cible que personne ne pouvait voir. » On peut également citer Klee : « l’art ne reproduit pas le visible, mais il rend visible. » (page 37).

Jean Brun dénonce également la pulsion de mort inhérente à la volonté de se fabriquer, d’être l’origine et la finalité. Pulsion qui transforme l’homme en organe de sa structure de pensée, en élément du concept. Et ces concepts pourraient naître d’une seule et même ambition : « La revanche que veut prendre le monde contre la beauté, qui, née dans le monde, n’est pas de lui. » page 60. Une fois construit, l’Homo Faber ne cherche qu’à se détruire pour se libérer, possédé qu’il est par son raisonnement, il cherche à engendrer un mutant après lui. C’est ainsi que le piège se referme sur l’homme suffisant, c’est ainsi qu’il se referme sur toute l’humanité.

L’universalité de l’art

Si Jean Brun nous explique le domaine de l’art et de la beauté, qui est monstration et non démonstration, il cherche également à identifier son lieu et son temps pour révéler son universalisme. Il note que « L’œuvre musicale a lieu sans être dans un lieu » (page 33). Boris Lejeune, dans sa glose, évoque la pensée de Jean Borella qui fonde la mimésis chrétienne. Mimésis qui trouve sa source dans l’incarnation du Fils, image parfaite et vivante de Dieu le Père sur terre, et qui trouve également sa source dans la création de l’homme à l’image de Dieu. « l’homme est un "dieu mortel", et la plus grande source de bonheur est pour lui une activité qui l’amène à imiter Dieu » (page 93). Pour Jean Brun, l’œuvre d’art, la beauté, échappe au lieu certes, mais elle échappe aussi au temps, au sens où la beauté ne se déprécie pas.

Si le lecteur sans érudition que je suis est autorisé à établir une recension, il s’autorise de fait également à apporter une nuance à ce qu’il a lu concernant l’universalité de l’art, ce fait que l’art échapperait au temps et à l’espace, et par la même à l’idée de progrès. Même si l’idée de progrès me parait absurde concernant l’art, comme d’ailleurs l’humanité toute entière, on ne peut nier que nous sommes dans une histoire collective, l’histoire collective du salut et du beau également. En art non plus, il n’y a pas de générations spontanées, d’œuvres créées ex-nihilo. Si on refuse l’Homo Faber, on doit aussi refuser l’idée que la beauté que l’on révèle ne nous aurait pas été transmise par un artiste, un homme nous ayant précédés. Jean Brun note que « tout poème appartient à une langue parce qu’il se meut en elle » (page 27). Je rajoute que tout comme un poème ne peut échapper à sa langue, une œuvre ne peut échapper totalement à son époque, à la culture et au lieu où elle a surgi, elle se meut en tout ça aussi. Bien sûr, il n’y a pas de progrès au sens où une œuvre deviendrait obsolète, ce serait retomber dans l’idéologie mais il y a bien une chaîne ininterrompue de transmission de la beauté de générations en générations. Pas de Mozart sans Bach, pas de Nicolas de Staël sans Delacroix, pas de Claudel sans Rimbaud… L’art se situe effectivement au dessus du monde transitoire, qu’il éclaire en y appartenant. Louange issue d’un purgatoire. L’art est l’expression même de l’écartèlement de l’homme qui se veut vertical, relié, les pieds dans sa chair, les yeux rivés à l’invisible qu’il souhaite atteindre.

L’universalité de l’art est en fait son indépendance par rapport aux raisonnements, aux démonstrations et aux concepts, mais la beauté est vraiment inhérente à l’agir humain, c'est-à-dire qu’elle participe à la solidarité dans le bien et le mal dans laquelle tous les hommes se tiennent. Boris Lejeune cite Kant : « Est beau ce qui plait universellement sans concept » (page 126) On pourrait ajouter : est beau qui échappe également à l’événement. En effet, l’universalité s’oppose à cette mode actuelle de faire de l’événement de l’art sur l’œuvre, voire l’art de substitution. La façon d’agencer les œuvres, de les mettre en catalogue, de choisir le lieu et la date et, bien sûr de faire le buzz, est aujourd’hui commentée comme un art. L’événement représente véritablement le mouvement inverse recherché par ce livre. « Qu’est-ce que la beauté » élève l’art et révèle son universalisme, sa dimension révélatrice, alors que les événements culturels contemporains mettent du concept sur un art qui se veut déjà concept ou démonstration ou performance technique.


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