Thomas Clavel : entre deux démons

« Nul homme de ce livre ne peut sortir indemne. » Est-ce un avertissement ou une invitation ? Retenons la deuxième option car nous avons l’espérance que la rencontre avec un livre nous modifie. La tour et la plaine, de Thomas Clavel est le premier livre des éditions Livr’arbitres, et pour un lancement, ça donne le ton ! Il sera question de l’âme et surtout de l’âme en question. Nous sommes à l’automne 1908, Lucien Grandier vient de mourir en nous laissant un journal inquiétant. Il y fait le récit de tentations incarnées par deux démons qui s’alternent autour de lui de manière infernale. Il y a le démon de la herse et démon du bélier, deux formes de mal qui s’expriment dans l’homme comme des réflexes et se déclinent tout au long de la vie et des choix qui se posent.

« La plupart des gens ne soupçonnent jamais les diables : ils ont trop peu d’imagination, ou disons trop de certitudes pour cela. » Force est de constater que Lucien Grandier a lui beaucoup d’imagination et beaucoup de doutes sur lui-même. Tellement d’imagination qu’elle devient torture. Seule une couronne d’épines, on le sait, peut calmer la folle du logis. Quant à son âme, elle est « tantôt rationnelle, tantôt convulsive, toujours inquiète » Avec cette phrase, on pense au philosophe catholique autodidacte, Gustave Thibon. Oui l’inquiétude est le climat ordinaire de la foi.

D’un côté, le démon de la herse se décline dans le symbole de la tour, où l’on retrouve l’instinct de construire, de se protéger, de s’enfermer soi et ses proches, de les posséder… On peut jouir de ressentir « le vertige du regard altier », mais on final, la tour est d’ivoire et se transforme en Bastille où l’on s’emprisonne seul. « J’ai construit mon malheur. » Quelle folie de vouloir posséder !

De l’autre de démon du bélier se décline dans le symbole de la plaine, où l’on retrouve le désir de table rase, Le Désir profanateur, l’instinct de détruire. Mais attention ! « Destruction bien ordonnée commence par soi-même. » Il y a des jouissances certaines proposées par le démon du bélier, toutefois, Lucien le confesse : « On ne sort pas indemne d’avoir connu la vraie Jouissance ! »

Donc voilà le dilemme : « Orgueil de vouloir tout maintenir, ou bien tout conquérir ! » Autre expression du dilemme : inaction sinistre ou action inféconde qui sont deux visages de la mort. Lucien oscille à un rythme pendulaire, il navigue d’un vertige à l’autre. Les démons, forcément divisés, ne sont pas d’accord entre eux, et ce n’est pas entre un ange gardien et un malin diablotin que l’âme humaine se débat mais entre plusieurs démons et c’est dans le déséquilibre permanent, dans l’oscillation qui fuit les tentations, dans cette fuite oscillatoire, que l’âme se purifie, dans son inquiétude même donc. Il faut se souvenir que le christ nous a promis l’épée, nous en avons la confirmation ici. Lucien devient donc le lieu du combat, permettant la purification des intentions… Le dialogue intérieur est bavardage incessant des démons, c’est du bruit, de la perturbation du silence. Et l’arme des démons est dialectique, c’est là leur langue, ils veulent convaincre avec les habits de la raison et ne font que siffler à nos oreilles dans la production effrénée de raisonnements. Les démons entourent Lucien comme des rimes qui s’alternent dans un exercice spirituel aux formes poétiques. Lucien transforme la dialectique en allégories, en paraboles, et c’est ainsi que l’âme traduit dans sa langue à elle qui est forcément poème, musique intérieure.

Heureux celui qui se reconnaît dans le journal de Lucien, il a encore une âme ! Les autres consument leur vie dans la consommation. Dans l’inventaire des tentations, Lucien a donné un nom aux démons dans leur expression, pour s’en faire maître, pour mieux les combattre. Ces variations autour des deux formes de tentations aboutissent à la révélation des vertus malgré les démons restés invaincus. Invaincus avant le ciel, car ici et maintenant subsiste le malin plaisir… Il arrive que l’on soit trop amoureux de son malheur et de sa faute ! Trop amoureux de son démon !

Refermez ce livre qui vous a mis en questions. « Jamais le Mal ne s’est manifesté avec autant d’éclat que dans le sourd bruissement de ces pages empoisonnées. » Les choses de la foi n’ont vraiment rien à voir avec le développement personnel proposé par notre temps. Nous pensons un peu à Bloy, à Bernanos, à ces livres dont sont devenus incapables les lecteurs catho, par manque de fantaisie, par excès de moralisme, par engluement dans le siècle.

La tour et la plaine, Thomas Clavel, ed. Livr’arbitres, 15€