L'ABéCédaire de Raymond Aron
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S’être plongé dans la lecture de L’Abécédaire de Raymond Aron qui compile des extraits de textes de l’intellectuel libéral soigneusement sélectionnés par Dominique Schnapper et Fabrice Gardel, fut intéressant. Dire qu’à leur contact nous restâmes parfois dubitatifs et pas toujours convaincus par la philosophie politique du meilleur ennemi de Sartre est à souligner. Les auteurs ont exhumé ces courts morceaux choisis dans le but de montrer la supériorité de la pensée libérale. De disqualifier, dans le même mouvement didactique, les résurgences populistes qu’ils considèrent, en adeptes d’un politiquement correct des plus banals, dangereuses et annonciatrices d’un retour « aux pires heures de notre Histoire »….
Aron fut philosophe, sociologue, historien, analyste des relations internationales, touche-à-tout finalement. Mais entrons dans le menu déroulant de sa pensée. Si le monde a certes changé depuis 1983, année de sa mort, son analyse des fragilités des démocraties semble encore pertinente aujourd’hui. Cette fragilité s’est accrue mais peut-être pas pour les causes que Raymond Aron avait identifiées à l’époque. Car disons-le tout net, la démocratie libérale constituait pour lui (tout comme pour l’immense majorité des acteurs du monde moderne) un horizon indépassable. Sans doute n’avait-il pas anticipé que les élites confisqueraient le concept de démocratie pour le vider de sa substance. Et construire un monde marchand orwellien où les peuples n’auraient qu’à se taire et se soumettre. Que ces élites érigeraient une société du progrès qui renierait ses fondements historiques et spirituels pour ne jurer que par le mondialisme de l’argent, des droits de l’homme et du multiculturalisme. Comme un symbole, la logorrhée progressiste n’affirme-t-elle pas, péremptoire et sûre de sa vision éclairée, que la « PMA pour toutes » votée il y a quelques jours en France « permet d’ouvrir les yeux sur ce qu’est la famille contemporaine » ?
Le mode chronologique, en matière d’Histoire, étant tragiquement tombé en désuétude, par le jeu d’une déconstruction méthodique, nous le ressuscitons le temps d’une chronique. Il compense, à nos yeux, l’hétérogénéité des sujets abordés au fil des lignes qui suivent.
En 1943, dans « L’ombre des Bonaparte », Aron avait cette analyse critique : « A courte échéance, le bonapartisme apparaît toujours aux contemporains comme la solution nécessaire pour créer "l’unité de sentiments" (la formule est de Barrès), pour remplir le vide laissé par la disparition des rois et l’impuissance des parlementaires. Il a connu des débuts éclatants et des succès grandioses. A longue échéance, il s’est toujours révélé une catastrophe pour le pays. En réalité, le bonapartisme est miné par la contradiction interne de sa pseudo-doctrine. Il escamote la souveraineté du peuple dont il prétend émaner. Il contraint et asservit le peuple prétendument souverain en réduisant les plébiscites à des farces, en érigeant en loi le bon plaisir d’un individu. Bien loin d’unir réellement les groupes et les partis, il laisse subsister, en les camouflant un temps, toutes les divisions et se borne à superposer l’arbitraire au chaos. » Nous n’aurions pas mieux décrit les symptômes identiques que nous attribuons de notre côté au libéralisme actuel : disparition de la démocratie au sens de la perte d’expression et de souveraineté des peuples, instauration de la lutte de tous contre tous, engendrement du chaos économique et social, morcellement des sociétés.
En 1965, au sujet d’homo-œconomicus dans Les désillusions du progrès : « Joseph Schumpeter avait mis en lumière le paradoxe fondamental de la société industrielle de type capitaliste. En théorie, c’est dans la mesure où chacun agit en fonction de son intérêt propre que s’accomplit le bien de tous. Mais la main invisible ne transfigure le plomb vil en or pur qu’à une double condition : les êtres égoïstes doivent respecter les lois, ils ont besoin d’être encadrés par des personnes, fonctionnaires, policiers, juges, hommes politiques, dont les mobiles et le code n’ont rien de commun avec ceux de l’homo œconomicus. » Mais, une question, est-ce encore possible de trouver trace d’une aristocratie morale (républicaine dans l’esprit d’Aron) qui demeurerait vierge face à l’épidémie marchande et financière qui a, depuis belle lurette, ravagé toutes les âmes ?
En 1968 dans La Révolution introuvable : « Le général de Gaulle n’a jamais caché qu’il aimait la France avec passion, mais qu’il n’étendait pas aux Français la considération qu’il avait pour l’idée de la France. »
En 1975, fort de son absolu tropisme libéral, Aron déclarait à France Culture: « Comme l’a dit Malraux, la droite, au sens traditionnel du terme, c’est-à-dire ceux qui refusent la société moderne, ceux qui refusent le développement économique, ceux qui refusent les institutions démocratiques, n’existe plus. Aujourd’hui, on est révolutionnaire ou on est antirévolutionnaire. Et si l’on est antirévolutionnaire, on est libéral et démocrate, ainsi que je le suis. » On peut concéder à notre intellectuel, qu’en effet, l’homme de droite, royaliste, théocrate, antirépublicain, amoureux du temps long et d’une forme de conservation, réactionnaire (révolutionnaire pour Aron) a disparu, n’était éventuellement une poignée d’irréductibles en voie d’extinction rapide.
En 1978, triste éloge à nos yeux du libéralisme constitué comme religion, d’un libéralisme béat dirions-nous, dans Liberté et égalité : « Dans les régimes totalitaires du XXème siècle, le libéralisme retrouve tous les ennemis qu’il a combattus au cours de son histoire. En effet, le libéralisme s’est défini d’abord contre l’absolutisme d’une religion, et nous retrouvons l’absolutisme d’une idéologie. Nous défendons le droit de chacun à chercher sa vérité, et en ce sens, la revendication contre l’absolutisme d’une idéologie se situe dans la suite de la revendication libérale ou des Lumières contre l’absolutisme religieux. » Aveu ici, en creux, de la finalité du libéralisme : détruire le christianisme et partant, notre socle de civilisation. Affirmation, en corollaire, du primat de l’individu sur la collectivité et le bien commun.
En 1981, dans Le spectateur engagé, il écrivait, au sujet de la bêtise : « J’ai eu tendance souvent à penser que l’ignorance et la bêtise sont des facteurs considérables de l’histoire. Et souvent je dis que le dernier livre que je voudrais écrire vers la fin porterait sur le rôle de la bêtise dans l’histoire. »
En 1983, dans ses Mémoires : « La dévotion me fait horreur. J’aime, j’admire, je ne supporte pas de me courber. Je ne l’ai fait, je crois, devant aucun de ceux que j’ai le plus admirés dans ma vie. » L’homme plus grand que Dieu ? Nous sommes là dans la quintessence des Lumières, de la Renaissance, dans une forme d’hubris logiquement assumée par Aron et par tout libéral qui se respecte et qui conduit immanquablement à l’eugénisme et au transhumanisme.
Toujours dans ses Mémoires, sur son choix résolu de la paix : « J’ai inscrit sur la lame de mon épée d’académicien une phrase grecque d’Hérodote : Nul homme sensé ne peut préférer la guerre à la paix puisque, à la guerre, ce sont les pères qui enterrent leurs fils alors qu’en temps de paix, ce sont les fils qui enterrent leurs pères. »
Quant à sa définition du héros et, au seuil de sa vie d’intellectuel, à la lucidité teintée d’humilité qui le saisit, ses mémoires témoignent : « Pour un intellectuel juif, diriger la rédaction d’une revue représentative de la France en exil (La France libre, à Londres), ce n’était pas déshonorant, ce n’était pas non plus glorieux. En 1943-1944, me comparant aux aviateurs qui risquaient leur vie à chaque mission, comme Jules Roy ou Romain Gary, je me sentis "embusqué" ; le regard de ceux qui défiaient la mort chaque jour pesait sur moi. »