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La mondialisation et le malheur français

La mondialisation et le malheur français

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« La France est un pays qui, depuis le XIXème siècle, doute profondément de son destin historique. » Avec Marcel Gauchet, qui publiait en avril 2016 Comprendre le malheur français, nous discernons mieux les causes et les ressorts profonds de ce phénomène. Notre directeur d’études à l’EHESS et rédacteur en chef du Débat nous emmène loin dans la compréhension de la spécificité française à travers les prismes de l’histoire et des idées politiques. Il le fait à partir du Grand Siècle Louis-quatorzien. Notre pays est alors à l’apogée de sa gloire. Voltaire qui avait vingt ans à la mort de Louis XIV exprime le « sentiment de grandeur » tel qu’il a pu être vécu par ses contemporains : « Je porte les yeux sur toutes les nations du monde et je n’en trouve aucune qui ait jamais eu des jours plus brillants que la française depuis 1655 jusqu’à 1704. » Le décor est planté. La France fut grande, voire la plus grande des nations sur la terre. Sa lente et inexorable redescente porte en elle les germes de ce pessimisme si particulier car quand on est au firmament des lettres, des arts, de la culture, de la puissance militaire, il est violent de le quitter sous le coup d’événements historiques, et bien difficile de s’en remettre. Nous portons aujourd’hui encore ces stigmates amplifiés par le choc absolu que fut la défaite de 1940. Ce traumatisme, cette expérience d’anéantissement total et définitif blessa jusqu’aux entrailles notre vieille terre jadis si fière dans le concert des nations.

Notre pays a très mal négocié le virage de la mondialisation, c’est là la thèse essentielle développée par Marcel Gauchet qui nous explique pourquoi, avec méthode et talent. Les Français, lorsqu’on les interroge, se disent plutôt heureux à titre personnel mais en revanche sont particulièrement pessimistes pour l’avenir de leurs enfants dont ils pensent qu’ils vivront moins bien qu’eux car ils considèrent que « Les élites ne les défendent pas parce qu’elles sont les alliées du mouvement de modernisation et de mondialisation dans lequel la spécificité française est appelée à se dissoudre. », à l’instar de la langue française dont on nous assène quotidiennement la ritournelle de sa disparition en tant que langue de culture. Le chômage de masse, sans cesse en augmentation, et son corollaire la baisse du pouvoir d’achat, entraînent une violente paupérisation des classes moyennes devenues les grandes perdantes de la mondialisation. Celles-ci, dans l’adversité, n’en demeurent pas moins d’une grande lucidité : « Il n’est pas nécessaire de demander un long discours à un ouvrier de Goodyear sur ce qu’est la mondialisation : les pneus chinois, les pneus américains, la délocalisation, tout cela, pour lui, est une réalité quotidienne et très bien comprise. On ne se rend pas assez compte à quel point les salariés sont très concrètement confrontés à la pénétration du monde économique extérieur. Ils sont sans illusion sur le fait que les délocalisations vont se poursuivre et que les entreprises vont s’établir dans des pays à faible coût de main d’œuvre. Mais on peut élargir le spectre : pour quantité de gens, la mondialisation signifie l’obligation d’acheter des produits importés et de mauvaise qualité parce que le produit français de bonne qualité est devenu hors de prix. » Une nouvelle conception du fonctionnement économique s’impose en force à nos compatriotes, qui prend à revers le modèle colbertiste traditionnel. Si les Français rejettent cette globalisation dont le fondement est l’argent-roi, le primat du commerce et de la matérialité, c’est parce que la France a toujours été le pays des choses de l’esprit, de la supériorité du bien commun, loin de la logique marchande qui prévaut dans nombre de pays anglo-saxons : « En France, le rapport à l’argent était réglé par une sorte d’alliance entre le monde de l’Etat et le monde catholique. Qu’est-ce qui unissait profondément les laïques et les catholiques, sinon l’idée que, bien sûr, il faut vivre dans une économie moderne, mais que l’argent ne doit pas prendre l’avantage parce qu’il y a des considérations plus hautes, à commencer par l’intérêt supérieur de la communauté. Ne sous-estimons pas ce point, c’est un élément clé de l’identité française. » D’ailleurs, nos « élites » ne connaissent pas l’histoire de leur pays et ne s’en sentent plus solidaires. Leur discours sur le sempiternel progrès, cette doxa vénérée sans réelle conviction, les rend incapables de conduire les ajustements nécessaires entre la tradition et la nouveauté. Leur aveuglement à suivre la mondialisation les rend dociles à accepter le choc identitaire infligé à tous les pays occidentaux engagés dans ce processus et la relativisation générale des identités historiques. L’acculturation ou la négation des cultures singulières, c’est donc le régime imposé par cette providence artificielle qu’est le marché mondial. Ce pessimisme a donc un noyau rationnel particulièrement consistant. Pour Gauchet, le peuple français est un peuple politisé en profondeur, et « Derrière sa dépolitisation apparente, il possède une perception assez juste de sa situation et des évolutions en cours. » D’autre part, les innovations sociétales, véritable changement de paradigme civilisationnel, furent imposées aux Français et justifiées, déjà à l’époque de Giscard avec la légalisation de l’avortement, la majorité à 18 ans, l’égalité des femmes, la réforme du divorce et de la contraception, par le dogme de la « modernisation », ce maître-concept des progressistes, qui servira ensuite à toutes les déconstructions ultérieures.

Pour Gauchet, il y a ainsi trois variantes de pessimisme :

  • Le premier est le pessimisme réactionnaire lui-même divisé en sous-ensembles : le nobiliaire (l’aristocratie balayée par l’égalité), le religieux (la France n’est plus la fille aînée de l’Eglise, et en perdant sa foi, elle perd son âme). Maurras essaiera sans succès de restaurer la monarchie. Son pessimisme le portait à l’action pour tenter une restauration, alors que la grande majorité des réactionnaires sont apathiques considérant qu’il n’y a plus rien à faire et que la messe est dite.
  • Puis le pessimisme culturel, très enraciné, reposant sur le principe que le capitalisme est l’ennemi de l’esprit : « La civilisation industrielle et urbaine ne peut que détruire ce qu’il y a de plus précieux dans l’héritage du passé, à savoir le culte des œuvres de l’esprit, et, s’agissant de la France, son génie artistique et littéraire .»
  • Enfin, il y a, à fronts renversés, le pessimisme des élites bourgeoises et libérales qui considèrent que la France est incurablement étatiste, irréformable et incapable de comprendre ce qu’est une société moderne (donc libérale libertaire) et multiculturelle.

Il est particulièrement intéressant de voir que ces trois catégories englobent l’ensemble des Français, mais il ne faut pas omettre la part de la population issue de l’immigration dont le pessimisme confine au rejet pur et simple d’un pays perçu comme raciste, esclavagiste, colonialiste, et coupable de toutes les fautes. Cette antienne est méthodiquement scandée depuis quarante ans par les fossoyeurs de l’identité française, soucieux de réécrire une nouvelle histoire dans laquelle « d’un côté, il y a le monde, de l’autre les individus, et rien entre les deux, plus de nations, plus de peuples, plus d’institutions ». Finalement, inquiétude et repli sont l’apanage de tous. Alors, que faire ? Gauchet conclut : « Les questions majeures qui sont devant nous, la question écologique, la question migratoire, la question des dérèglements du capitalisme financier, la question de la confrontation des cultures, la question du régime démocratique en mesure de faire face à ces urgences, signent toutes, de manière convergente, la fin de l’économisme triomphant ; elles supposent toutes de repenser et de renforcer ce cadre sans lequel il n’est ni action collective pertinente, ni coopération internationale efficace. C’est dans ce contexte que la France peut avoir encore quelque chose d’intéressant à faire et à dire. L’ère de la vieille puissance est derrière nous, celle de l’exemplarité commence. »


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