La nausée de Sartre, un élan du cœur (3/3)
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L’art de dissimuler une prière, voilà bien l’énigme. La formule est circulaire dans le sens où elle laisse entrevoir dès le début les différentes possibilités de combinaison qu’elle contient. Bienvenu dans le tourbillon, le siphon des raisonnements produits, et la tornade indispensable à l’ascension. La formule est le raccourci qui d’un coup ramène au cœur du labyrinthe et donc de tous les possibles, elle fonctionne comme une devinette démultipliant le champ des questions, des chemins pour un pèlerinage. Elle est aussi la synthèse des commandes faites aux artistes si Dieu est un mécène. Le sens de la phrase se retourne en se recomposant, et apparaît à la fois comme un pallier faisant sens, et comme le sas à un niveau de conscience supérieur. Parce qu’une prière non dissimulée n’est pas de l’art ; parce la vocation de l’art est l’expression d’une prière ; parce que l’émergence d’une prière révèle l’œuvre d’art ; parce que dissimuler une prière est un art ; parce que ne pas cacher une prière c’est dénaturer l’art ; parce que tout l’art ne sert qu’à cacher la prière ; parce que l’art ne peut que s’ajouter et cacher une prière ; parce que prier c'est vouloir être digne de Dieu en beauté ; parce que tout art ne peut que collaborer avec l’Esprit Saint.
Pour appréhender la nausée de Sartre comme un élan du cœur, un art de dissimuler une prière, depuis le début, nous décortiquons l'art sous trois aspects ontologiques. Dans les épisodes précédents, nous avons considéré le caractère sacré du média et peint Sartre comme un artiste maudit, puis nous avons observé l’instant de combustion de l’œuvre, sa rencontre avec l’autre. Désormais, il convient enfin et surtout, de finir par finir, arriver au bout du bout, reprendre conscience que tout s'achève dans l'œuvre d'art, qu'elle est sacrifice, qu'elle ouvre les portes de la mort, qu'elle rend possible voire souhaitable la mort de l'auteur, à l’imitation du Christ.
Suicidé éternel
Rapprochons brutalement le héros diariste du narrateur et de l’auteur, puisque tout le monde se gâche et que personne ne meurt. "La littérature, loin d'avoir été privée de sa propre agonie, engraisse de se cramponner à celle-ci…" C'est là tout le prolongement de Sartre, son inutile survie, son incapacité à en finir au regard de ce que lui inspire cette fin justement. Sartre s'installe dans le suicide, en accepte tout le confort, pour s'approcher le plus possible de la source de toute création, pour disposer d’une muse bon marché. Roquentin et ses haut-le-cœur est incapable de choisir son camp. Indisposé par l'existence, il reste, subsiste comme le reste d'une opération, un dépôt, il accepte une plus grande indigence encore que celle de sa naissance pour démontrer le gâchis. Il est vrai que l’écrivain est à la fois le juif et le camp. Parler de matière première et d'usine serait trop convenu et trop noble. Il y a un malin plaisir masochiste à écrire. "Moi, je fournissais la matière brute, cette matière dont j'avais à revendre, dont je ne savais que faire, mon existence." La vérité est davantage sacrificielle et davantage perverse. Sartre jouit de voir Roquentin se vomir comme on s’engendre avec tout ce qui existe, avec le monde. Grâce à la distanciation propre à la littérature qui crée des personnages et héros qui parlent à la première personne, l'auteur reste sain et sauf pendant que le lecteur commence à s'identifier au héros. Il y a là une imposture réelle. Il lui faudrait mourir pour être crédible. Mais l’auteur continue à vivre puisqu'il écrit et vice versa. La conscience de ce double jeu rend l'auteur encore plus méprisable à ses propres yeux, le confirme dans son dédain de l'humanité. Regardons un instant la chute de l'auteur de "la nausée", qui comme le suggère Bernard-Henri Lévy a vécu son engagement d'après guerre dans le communisme, sa conversion radicale au collectif comme un anéantissement de la littérature. Il est manifeste que Sartre a choisi de se gâcher, d'incarner le gâchis de Dieu, de faire la démonstration de l'échec de Dieu dans la création. Il a commencé par écrire "la nausée" puis s'est écrit, s'est inscrit dans le XXème siècle pour se consommer et se consumer entièrement.
Toute "la nausée" ne ressemble en fin de compte qu'à une plainte, sans commencement ni fin, sans origine ni issue, un état d'âme pour la perpétuité, un boulet à traîner et à pousser. Elle est errance perpétuelle, l'écrivain écrit là où il se situe pour écrire, depuis le seul endroit possible pour envisager écrire. "Pourquoi la littérature si le Verbe s'est fait chair ?" Quel est le lieu de l'écriture ? Toute écriture ne devrait durer que trois jours en comptant le jour où l'on décide d’écrire et le jour où l’on meurt de s’être entièrement écrit. Le futur de l’écrivain est un dimanche, le jour de la résurrection. Le passé et l’amorce, c’est le rideau du temple qui se déchire et permet que le spectacle commence, le nôtre. Le temps de l’entre-deux, réservé à l’écrivain, est un purgatoire, c'est le samedi saint, le jour où le Christ est descendu aux enfers. Le Christ a des amis aux enfers, les artistes y sont. Sartre est l’un d’eux. Un écrivain catholique ? Ne donnons pas dans les slogans racoleurs. En revanche, Sartre un écrivain relié qui joue à détruire le lien pour jouir d'une prière neuve paraît mieux correspondre au philosophe du XXème siècle. La prière naît d'une résistance de la Vérité à l'intelligence humaine, à son intelligence énorme dont il a une conscience encore plus grande. "La nausée" montre son découragement à comprendre l'existence. C'est le découragement qui engendre la résurgence du lien. Le recours à la patience après l'ennui. Il écrit, il s'écrit grâce aux artifices de la littérature elle-même et invente le journal d'une première personne, celui de Roquentin. Il s'écrit entièrement mais comme ce n'est pas lui, il est encore vivant après l'opération. Par lâcheté. Ou grâce à une once d'espérance ?
Nous avons vu dans un premier temps que Sartre avait plus foi en diable qu'en Dieu, que son absence d'Espérance la rendait intact et disponible en de ça du livre, qu'en est-il de la charité ? Qu'est ce que cet enfant doué qui s'excite à se gâcher brouillement ? C’est un enfant qui manifeste son désir d'être aimé dirait les psychanalystes. Mais pas aimé de ceux qu'il méprise tout de même. Lui qui se sait supérieur à tous et si incapable de vérité ne peut que désirer l'amour d'un Dieu auquel il ne veut pas croire et en qui il n'arrive pas à espérer. Sartre a voulu faire un livre où on aurait écouté ses entrailles parler sur un divan, et se retrouve finalement au confessionnal. Le seul endroit où il évoque Dieu est le moment où Roquentin exprime une petite haine de la poésie qui voudrait que la mer soit verte. "La vraie mer est froide et noire, pleine de bêtes ; elle rampe sous cette mince pellicule verte qui est faite pour tromper les gens (…) Ils ne voient que la mince pellicule, c'est elle qui prouve l'existence de Dieu. Moi je vois le dessous ! Les vernis fondent, les brillantes petites peaux de pêche du bon Dieu pètent de partout sous mon regard…". L'existence de Dieu est pulvérisée par son regard, par sa vision. Bien qu'il soit l'auteur de cette pulvérisation, le ton acerbe employé tend à montrer qu'il en veut à ce bon Dieu qui s'est laissé pulvériser, qui s'est laissé faire. Sur la croix, il s'était déjà laissé faire… Il y a du Juda en Sartre. Du Juda qui ne va pas jusqu'à l'arbre, il se dit qu'il ira quand il aura fini d'écrire et se donne l'illusion d'avoir encore des choses à dire. Quoi ? Puisqu'il n'y arrivera jamais. Quoi, sinon une prière jetée comme des cailloux par le petit poucet au cas où, une prière cachée dans sa littérature, codée précisément, car destinée uniquement à Dieu.
Quand il part en description, Roquentin se veut neutre à l'extrême, dans son expérience de consignation des non-événements de la vie, il se contente d'utiliser des verbes à l'infinitif sans plus aucun sujet. Le jeu, le style sont inutiles. Il se donne l'illusion de mourir à lui, de n'être qu'en dehors de lui-même, alors que c'est le monde entier qu'il a l'ambition de digérer dans sa conscience qui voulait se faire aussi grosse que Dieu. Elle enfla tellement, qu'il en eu la nausée. Notons que pour soulager sa conscience, il écrase une mouche sous le regard effaré de l'autodidacte. Il lui précise que c'était un service à lui rendre. Il l'a libéré de l'existence, il a soulagé un peu sa conscience, il l'a cru sur le coup. Alors petit à petit le héros diariste, se fige, renonce à l'action, de peur d'encombrer davantage sa tête. Même mourir est inutile car cela revient à poser un acte et encore exister de trop. Donc, il fait dire à des notes de musique sorties d'un saxophone : "Il faut faire comme nous, souffrir en mesure". Roquentin cesse d'agir, renonce à tout projet, comme on lâche du poids en montgolfière. A la fin, il peut livrer au philosophe qui prendra sa relève : "Je suis libre : il ne me reste plus aucune raison de vivre" … "Seul et libre, mais cette liberté ressemble un peu à la mort. " C'est un beau début, un démarrage possible pour la conversion, un refrain indispensable à la purification, à l'effritement de toute suffisance. L'existentialisme pré-moderne des années 30 semble au final incarner le minimum spirituel pour une post modernité incapable de réveiller son homme intérieur, museler par le relativisme de confort.
Dans son livre "le siècle de Sartre", Bernard-Henry Lévy émet une thèse finale quant à la possible conversion d'esprit de Sartre au judaïsme. Selon Lévy, le judaïsme apparait pour lui comme la synthèse possible entre les deux Sartres : celui des années 30 pétris d'existentialisme et celui d'après-guerre, fondu dans le collectif, engagé dans la négation de tout individu dans le communisme. "Il a hésité entre une philosophie de l'homme seul, rebelle à toute espèce d'impératif communautaire, et une philosophie de l'homme en communauté, avec deuil éclatant de la subjectivité. Or, voici, issu de la pensée juive, un désir de société qui lui semble échapper, soudain, à cette longue et lassante aporie." La thèse est d'autant plus intéressante que Sartre en est à côtoyer les fins dernières. Ce qui le séduit dans le judaïsme, lui qui avait apporté son soutien aux attentas de Munich en 1972, c'est sans doute sa proximité avec Dieu, son histoire indissociable de Dieu, et au final son élection. Après "la nausée", il ne pouvait que mourir, on ne peut vivre éternellement en tournant le dos à l'Espérance, il a choisi de mourir dans l'erreur, dans son engagement totalitaire, dans la fausse promesse des lendemains qui chantent. L'intellectuel du siècle n'aurait pas vu l'importance de ce qui le relie à Dieu dans son expression littéraire même. Sa conversion au judaïsme, outre la synthèse qu'elle réalise sur sa pensée, récapitule toute sa vie sous sa prière première, celle de "la nausée."
Symbole de l’artiste
« Maintenant donc, ces trois-là demeurent, la foi (pistis), l’espérance (helpis) et l’amour (ou : charité, agapè) mais l’amour est le plus grand. » (I Co 13, 13) Les vertus théologales dévoilées par Saint Paul nous semblent de prime abord très éloignées de toute démarche artistique moderne. Il y a tellement d’expression personnelle dans l’art, qu’il nous semble impossible de ne retrouver aucune de ces vertus. La tentation de séparer les sphères est grande. Mais reconnaissons que ce que nous qualifions d’œuvre d’art, après expulsion de toutes les usurpations de l’art contemporain, présentent un certain degré de sacré qui devrait nous interroger sur ce que cache cet art là comme capacité à se relier et nous relier à Dieu.
La foi est à l'épreuve dans la posture vis à vis de Dieu : le détournement. Il croit au mal et c'est cela qui fait écrire. L'Espérance ressemble à du désir d'Espérance dans la forme même du désespoir de celui qui veut devenir le gâchis de Dieu. La charité, enfin, se discerne dans l'acte sacrificiel de faire de sa chair du Verbe, de gâcher toute sa personne.
La nausée peut amener l’autre vers la transcendance, l’aspiration à l’éternité, l’intuition de la vie intérieure et surnaturelle. On pourrait dire que la conscience du sacré, la recherche de l'autre et l'acceptation du sacrifice, permettent à l'artiste de recevoir gratuitement, pour son œuvre, comme un sacrement, une verticalisation, une "religation". Il s'agit d'un moment de grâce exceptionnelle où émerge la prière, le moment passif de ceux qui se disent inspirés.
Créer de l'art habité, élevé, aujourd'hui, pourrait se décomposer en cinq étapes mystérieuses : d'abord travestir une prière, l’aplatir, pour permettre à l'auteur d'enfler comme on lui suggère, puis, flirter avec le diable, pour trouver le lieu même de la création, après, il s'agit de laisser la grâce surabonder, de se laisser retourner par la beauté, par le caractère sacré du média, alors le miracle arrive parfois, le dévoilement de la prière dissimulée quand l’objet d’art parvient à l’existence au moment discret du dialogue avec l’autre. Cet autre est parfois intermédiaire et suggère toujours l’altérité parfaite, Dieu. La prière que dissimule "la nausée" de Sartre est un psaume.