La poésie dans les romans de Radiguet
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Jeune poète, ayant publié deux recueils à 17 et 18 ans, Radiguet ne fait pas d'allusions à la poésie dans ses œuvres en prose ; il l'évoque en connaisseur mais de moins en moins…
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Moment essentiel du Diable au corps, la rencontre avec Marthe est l'occasion d'un dialogue entre lecteurs avertis. Malgré leur jeune âge, tous deux connaissent Baudelaire ; leurs goûts ne sont pas novateurs à l'extrême mais demeurent incontestablement transgressifs. Les Fleurs du mal âgées d'une soixantaine d'années semblent à peine écloses. Même sans les Epaves, encore interdites, elles font encore peur aux bourgeois, parmi lesquels les parents et le fiancé de Marthe.
J’essayais de deviner ses goûts en littérature ; je fus heureux qu’elle connût Baudelaire et Verlaine, charmé de la façon dont elle aimait Baudelaire, qui n’était pourtant pas la mienne. J’y discernais une révolte. Ses parents avaient fini par admettre ses goûts. Marthe leur en voulait que ce fût par tendresse. Son fiancé, dans ses lettres, lui parlait de ce qu’il lisait, et s’il lui conseillait certains livres, il lui en défendait d’autres. Il lui avait défendu Les Fleurs du Mal. Désagréablement surpris d’apprendre qu’elle était fiancée, je me réjouis de savoir qu’elle désobéissait à un soldat assez nigaud pour craindre Baudelaire. Je fus heureux de sentir qu’il devait souvent choquer Marthe. Après la première surprise désagréable, je me félicitai de son étroitesse, d’autant mieux que j’eusse craint, s’il avait lui aussi goûté Les Fleurs du Mal, que leur futur appartement ressemblât à celui de La Mort des Amants. Je me demandai ensuite ce que cela pouvait bien me faire.
Radiguet attaque encore plus vivement la bêtise de la vie bourgeoise lorsqu'il quitte le point de vue du lecteur pour tenir sa place de poète. Le conformisme, la conditionnement de sa vie à l'avis des autres, tels sont les fondements de la société ; l'Homme libre, comme l'Homme de lettres, se doit de les fuir. Derrière la figure romantique du poète maudit, on distingue les souffrances de l'écrivain en mal de reconnaissance qui semble murmurer c'est dur de ne pas être aimé par des cons. Radiguet aurait peut-être préféré rencontrer le succès grâce à son abondante œuvre poétique, plutôt qu'avec sa prose.
assez intelligente et assez amoureuse pour se rendre compte que le bonheur ne réside pas dans la considération des voisins, elle était comme ces poètes qui savent que la vraie poésie est chose « maudite », mais qui, malgré leur certitude, souffrent parfois de ne pas obtenir les suffrages qu’ils méprisent.
C'est encore la poésie qui permet de décrire l'état de trouble qui étreint le héros après une première nuit passée avec Marthe. Une poésie menteuse mais heureuse emporte son esprit loin des réalités.
Les coqs, plus nombreux, chantaient. Ils avaient chanté toute la nuit. Je m’aperçus de ce mensonge poétique : les coqs chantent au lever du soleil. […] Mes transes me faisaient prendre notre amour pour un amour exceptionnel. Nous croyons être les premiers à ressentir certains troubles, ne sachant pas que l’amour est comme la poésie, et que tous les amants, même les plus médiocres, s’imaginent qu’ils innovent.
Outre ces moments essentiels, Radiguet multiplie les références à la poésie, avec un naturel évident. Le moment de folie de la bonne des Maréchaud offre un « spectacle, d’une poésie profonde », où frappe « la poésie des choses ». Face à un barman, Marthe s'extasie devant « les noms bizarres ou poétiques des mélanges ». La vie au travers de laquelle nous passons à toute vitesse « nous [crie] « halte ! » devant un paysage, une femme, un poème »…
Comme si le jeune poète Radiguet avait tourné la page de son enfance, quand il concocte Le Bal du comte d’Orgel, il n'évoque plus la poésie qu'en une seule occasion, pour décrire Mirza. Ce cousin du Shah incarne l'exotisme : « On ne pouvait rêver de Persan plus Persan que Mirza ». Beaucoup plus chic que le bourgeois gentilhomme qui disait de la prose sans le savoir, le cousin de l'empereur de Perse charme par sa poésie naturelle, qu'il diffuse malgré lui, et sans l'entendre…
Cette vertu que tous lui concédaient, le sens du plaisir, c’était le sens de la poésie. Mirza d’ailleurs entendait mal sa propre poésie. Il se voyait pratique et d’une précision tout américaine. Mais outre que la poésie tient plus de la précision que du vague, la manie de ce prince le poussait aux plus charmantes erreurs.
Alors que nos sens imaginaient déjà les images et les senteurs lointaines d'une invitation au voyage ou l'ouverture d'un coffret de santal, Radiguet ne se sert que de l'apparente contradiction entre le charme de la poésie et l'implacable rigueur de son écriture. Il feint d'ignorer toute l'attention que le poète consacre à effacer les marques de son effort, comme un démiurge se retire du monde qu'il a créé. Avant, à l'instant même, de rappeler à son lecteur qu'il connait bien, en vérité, la précision horlogère dont le poète doit faire preuve.
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Les références à la poésie, à la fois naturelles et omniprésentes, dans Le Diable au corps puis leur quasi disparition dans Le Bal du comte d’Orgel prouvent, s'il en était besoin, que l'âge adulte est un naufrage pour beaucoup de jeunes poètes. Rimbaud a abandonné brutalement le monde de la versification pour une vie de commerçant dans les colonies. Sans renoncer à la plume, c'est cependant avec une banalité tragique que Radiguet accepte d'oublier le charme de la poésie. On lui pardonne volontiers en lisant ses romans, on l'accablerait violemment en relisant son oeuvre poétique…