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La silicolonisation du Monde

La silicolonisation du Monde

Par  

Eric Sadin, écrivain, philosophe, spécialiste du numérique et de son impact sur nos vies et nos sociétés, fait paraître aux Editions l’Echappée la Silicolonisation du monde. L’ouvrage sous-titré l’irrésistible expansion du libéralisme numérique est une salutaire réflexion sur le monde ultra sophistiqué dans lequel nous cherchons à exister. Sadin donne des conférences dans le monde entier. Il est de plus en plus lu, commenté et écouté. Sa réflexion se situe sur le plan philosophique mais aussi sur le terrain économique : « Ce cyclone d’une économie mondiale exposée, avec la dette des Etats dont les montants colossaux pèsent sur les budgets publics et font planer le risque de défauts de paiement, fait trembler la planète et s’inscrit dans un contexte global hautement sismique qui voit poindre d’autres catastrophes déjà tangibles ou en germe. » ; sur le plan écologique avec la question du réchauffement climatique et ses multiples conséquences, la corruption de l’atmosphère par des particules fines. Tel un Cassandre assumé, Eric Sadin affirme que nous sommes entrés dans le temps des « multiples catastrophes, de toute nature, diffuses et imprévisibles ».

En contrepoint de cette conjoncture hautement périlleuse se trouve pour lui un « phare » situé dans « l’horizon radieux du Pacifique » : la Silicon Valley. Six mille entreprises de la haute technologie, parmi lesquelles les mastodontes Apple, Google, Cisco, Facebook, Oracle, Netflix, Hewlett-Packard, Tesla, Instagram, Twitter, Intel, Snapchat, et les prestigieuses universités Stanford et Berkeley, semblent parfaitement étrangères au chaos du monde et comme protégées face à la spirale des catastrophes annoncées. Dans un contexte de dérégulation prônée par Milton Friedman, chantre de la globalisation, et d’un ordre économique ultralibéral « puissamment porté par la Maison Blanche » dans les années 80, ordre auquel la gauche française adhéra en 1983 au moment du tournant libéral de Mitterrand, ces entreprises sont les fers de lance d’une révolution dite disruptive. Ce dogme de la disruption établit que les ruptures technologiques permanentes sont utiles, nécessaires, mieux que l’innovation continue et l’invention du futur qui « incarnent l’éternelle jeunesse du capitalisme et insufflent une cure de jouvence au monde, en déployant un modèle économique fondé sur l’agilité, le collaboratif, l’apport créatif de chacun et en faisant miroiter la promesse de ressources financières intarissables ». Ce technolibéralisme qui se double d’un technolibertarisme est ouvertement critiqué par l’auteur car il se nourrit des jeux combinatoires infinis du numérique, de l’augmentation exponentielle des puissances de stockage et de traitement des données, et « se confond avec la logique propre du libéralisme qui aspire sans fin à la conquête de nouveaux marchés ». Pire, ayant dépassé ses fonctions administratives et communicationnelles, le numérique étend ses prérogatives par un pouvoir asymétrique de « guidage algorithmique de nos quotidiens et d’organisation automatisée de nos sociétés ». Ceci nous ramène au rêve prométhéen que l’homme caresse depuis la nuit des temps dans lequel des « vertus chrétiennes devenues folles », pour reprendre le mot de Chesterton, caractériseraient un monde abstrait où la perfection technique disputerait une sorte d’horizontalité à l’humanité sortie de l’histoire et définitivement inféodée à l’intelligence artificielle. Sorte d’alliance objective ou de fusion de l’homme-robot et de l’homme-Dieu.

L’intelligence artificielle dont Sadin nous dit fort justement qu’elle « représente la plus grande puissance politique de l’histoire et qu’elle est appelée à personnifier une forme de sur-moi à tout instant doué de l’intuition de vérité et orientant le cours de nos actions individuelles et collectives pour le meilleur des mondes. Dans les faits, il s’agit là d’un nihilisme technologique ou d’un antihumanisme radical ». Nous partageons avec l’auteur le constat selon lequel « il y a une collusion coupable ou plutôt une soumission de la classe politique qui constitue le vecteur majeur de la silicolonisation en cours. »

Si nous voulons aspirer à d’autres modalités d’existence permettant la sauvegarde de toute l’intégrité humaine, il faudra sortir de l’essentialisme du numérique. Il faudra aussi des forces qui puissent s’opposer à cette folle déferlante. Il faudra revenir à des choses simples, naturelles et accessibles. Il faudra tourner le dos aux sirènes du gigantisme, à l’ivresse des espaces illimités et à l’hubris qui veut nous rendre invulnérables et tout-puissants. Ce phénomène de résistance radicale, l’auteur l’appelle : « gloire de la limite ». Nous disons volontiers : acceptation heureuse de notre finitude. Il faudra encore refuser le libertarisme, restaurer l’individu rendu fou par sa totale émancipation dans sa singularité raisonnable à même de révéler sa richesse, sa créativité, au service du bien commun. Dans l’Antiquité classique, l’édification de limites était le fondement même de la cité. Eric Sadin prône enfin l’élaboration d’un nouvel humanisme contre le fatalisme, les égoïsmes et le cynisme. Il y aurait beaucoup de choses à dire, de longues chroniques à écrire, sur le cynisme de notre époque qui est sa marque de fabrique, ce label de mensonge décerné à tous ceux qui ont cédé à l’une ou l’autre des tentations de l’avoir, du pouvoir et du savoir, ces déesses envoûtantes qui tiennent dans leurs mains le monde virtuel du numérique et son corollaire le monde libéral et marchand. Nous disons « il faudra » et non « il faut » car tout cela semble un vœu pieux aujourd’hui et sera plus sûrement voué aux calendes grecques ou aux gémonies.


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