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La situation de la France selon Pierre Manent

La situation de la France selon Pierre Manent

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L'ouvrage de Pierre Manent Situation de la France a le mérite de poser clairement la question de la place de l'Islam en France. D'en souligner la brûlante actualité dans un contexte d'attentats en 2015 qui ont provoqué horreur et stupéfaction générale. Si bien des constats et analyses étayés dans ce livre peuvent être partagés pour leur pertinence et leur finesse, certaines des propositions de notre auteur nous semblent relever du pari, bien aléatoire dans l'urgence et la nécessité où nous sommes de trouver de vraies réponses qui fonctionnent et puissent apaiser l'inquiétude montante dans notre pays.

Oui, nous ne nous sommes jamais remis de la défaite de 40. Nous sommes devenus incapables d'invoquer un Dieu ami depuis la Shoah, et nous cultivons une détestation de soi et une préférence de l'autre depuis cet événement décisif. Nous avons perdu la foi dans le "gouverner soi-même" et cessé de recourir à la Providence -ce que les Américains n'ont pas abandonné eux-. Oui, l'homme du 18 juin, qui incarnait l'autorité et la société patriarcale et traditionnelle, a été effacé par la Révolution de mai 68 et sa "puissance transformatrice" qui allait irrémédiablement délégitimer les règles collectives et la chose commune au profit de l'individu-roi.

Ainsi, l'Etat en Europe ferait désormais face aux droits illimités de l'individu, serait réduit à exiger le paiement de l'impôt, deviendrait une machine à fabriquer des droits, ce qui l'épuiserait tant il devrait en permanence adapter les règles de la vie commune. L'Etat vit sous le joug de l'idéologie dominante mondiale et sous le coup de la religion des droits de l'homme qui l'a amené par exemple depuis 40 ans à vider l'école et l'éducation de leurs contenus, au nom de l'égalitarisme qui est le bras armé de cette nouvelle religion. A force de gérer des particularismes, l'Etat s'est définitivement affaibli au point de perdre son autorité et son caractère en quelque sorte sacré. Les gouvernés n'ont plus confiance en leurs gouvernants qu'ils savent inféodés aux grandes puissances mondiales de l'argent, et les gouvernants -"nos élites"- considèrent que les gouvernés ne doivent pas influer sur le cours des choses et être cantonnés au rôle de spectateurs/consommateurs. Se pose ainsi légitimement la question de l'exercice de la démocratie dans nos pays d'Europe qui se trouvent enserrés dans un espace indéterminé, technocratique, acculturé, dans lequel ils se dissolvent. La mondialisation a en outre rendu caduques les prérogatives financières, agricoles, industrielles des Etats, ce qui a accentué leur affaiblissement.

Dans la vision postmoderne, nous pensions la religion reléguée au rayon des antiquités et enfouie au placard de la sphère privée. L'humanité majeure, éclairée, européenne était sortie de la religion qui appartenait définitivement au passé. Notre auteur insiste sur l'erreur qui fut commise là car l'irruption de l'Islam comme acteur politique puissant, comme phénomène majeur, n'avait aucunement été anticipée. Ce qui généra cette hébétude, cette incapacité, au delà de l'immense émotion suscitée par les attentats de 2015, à avoir un sursaut, à prendre un cap radical. Désarroi, surprise et immobilisme furent les réactions de nos compatriotes face à ce tsunami.

Premier enseignement de Pierre Manent : l'Islam ne quittera pas ses vieux archaïsmes, le processus imposé au catholicisme de modernisation/sécularisation/démocratisation ne s'appliquera pas à lui. Nous sommes invités par l'auteur à nommer la réalité, à travailler au présent et à considérer que l'Islam ne changera pas de nature. Il vise de nouveau juste quand il affirme que l'Islam est en mouvement et qu'il faut le prendre très au sérieux.

Si l'analyse menée jusqu'ici convainc plutôt, nous sommes immédiatement plus circonspects quant à la proposition de prendre comme un tout cet Islam à la forte capacité cohésive et à accepter comme telle la "forme de la vie commune musulmane", au sein de notre société. Pour notre auteur, la laïcité à la française est inadaptée. Il veut pour preuve que dans les relations tumultueuses entre la nation et le catholicisme au cours de leur longue histoire commune, la laïcité n'a pas pu neutraliser religieusement la société française qui est restée principalement chrétienne. Elle a engendré trois éléments en une synthèse puissante : l'Etat neutre ou laïque, la société de mœurs chrétiennes, la nation sacrée. Cela, la laïcité ne pourra l'accomplir avec l'Islam qui demeure très extérieur à l'histoire de France et n'a pas réussi son assimilation depuis la décolonisation. Manent parle de défense de ce que nous sommes, de guerre à mener, mais aussi de relation et de fermeté à établir vis à vis de l'Islam, pour "parvenir à une amitié civique sincère". Entre arguments antinomiques et propos quelque peu iréniques, nous nous interrogeons et sommes dubitatifs à ce moment de notre lecture.

Cette proposition de s'affranchir de la laïcité ne manque pas d'interpeler car on se demande si celle-ci ne constitue pas au contraire un rempart ou un garde-fou absolument nécessaire. Quand Manent nous dit qu'il faut rester ferme en n'acceptant ni le voile intégral ni la polygamie -d'ailleurs non appliquée par le fait du regroupement familial légalisé par Giscard-, nous ne pouvons qu'acquiescer tout en relevant un nouveau paradoxe par rapport à sa proposition de prendre l'Islam comme un tout.

Nous ne le suivons plus quand il affirme ne pas être choqué par la mise en place d'horaires séparés dans les piscines pour les hommes et les femmes. Son ton devient alors péremptoire : "notre régime doit céder et accepter franchement leurs mœurs, nous devons faire des concessions". Ceci ressemble alors à l'appel d'Alain Juppé à consentir des "accommodements raisonnables" avec l'Islam. Nous revient à cet instant en mémoire le Soumission de Michel Houellebecq qui disait récemment que le pire était encore à venir.

Notre auteur s'entête : nous ne devons rien imposer aux musulmans sur la question de la relation entre les sexes -à l'exception déjà évoquée du voile intégral et de la polygamie-, ils doivent vivre leurs mœurs publiquement -les femmes victimes des sourates liberticides du Coran apprécieront-, dès lors qu'ils respectent la République. Là aussi, le bât blesse puisque la distinction entre Dieu et César inhérente au christianisme ne s'applique pas à l'Islam pour qui la charia prime toujours les lois nationales.

Manent, de poursuivre : nous devons accepter le changement dans certaines limites. Mais quel changement, et quelles limites? Nous nageons dans l'eau trouble et pour tout dire, ne sommes plus du tout rassurés par la proposition de l'Islam à prendre comme un tout.

Sur l'encouragement à "ranimer le désir d'une vie commune", nous pourrions partager un peu de cet enthousiasme si nous ne constations, en même temps que lui, la passivité des musulmans de France pour s'intégrer, et leur refus de se couper des puissances étrangères du monde arabo-musulman qui jouent un rôle clé dans l'islamisation de notre pays -mosquées, financements, investissements..-.

Pour finir, Manent réaffirme qu'il ne veut ni le communautarisme ni la laïcité mais des outils nouveaux -lesquels ? On reste sur sa faim- outils qui permettraient aux musulmans de trouver leur place dans un pays de marque chrétienne. On ne voit pas la lucidité dans son vœu pieux. On est loin de la clairvoyance d'un Finkielkraut appelant très clairement à mettre en place une vraie politique migratoire européenne et française, non basée sur l'idéologie, quantifiant les flux de façon drastique.

Car l'explosion migratoire actuelle tuera le rêve de Manent de voir catholiques et musulmans vivre harmonieusement en France. Le marché mondial qu'il nomme astucieusement "providence artificielle" n'a cure des frontières, des nations, des équilibres, et exige le mélange des cultures. Cosmopolitisme et multiculturalisme sont ses deux mamelles. Le droit de l'hommisme, principal outil du mondialisme, est supranational, supraculturel et suprareligieux. Il nous conduit aux "idées chrétiennes devenues folles" de Chesterton et à l'inévitable "choc des civilisations" d'Huntington, assez loin des idées de Manent.


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