La Tête, la Main et le Cœur
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David Goodhart, inventeur du somewhere et du anywhere distinguant les gens de quelque part et ceux de partout, récidive. Après l’ouvrage Les Deux Clans qui prédisait la survenue du Brexit, l’essayiste britannique, émule du géographe français Christophe Guilluy, parle des classes populaires occidentales rejetées dans les périphéries, dans son nouveau livre La Tête, la Main et le Cœur.
« Les super-intelligents devraient être nos serviteurs, pas nos maîtres. » dit-il en exergue. Dans les riches pays d’Europe et d’Amérique du Nord, la crise économique a submergé les classes moyennes qui se trouvent totalement paupérisées. Ce facteur combiné à une immigration massive majoritairement rejetée par les opinions alimente les populismes. L’auteur prévoit que « La Main (le travail manuel) et le Cœur (le travail du soin) vont récupérer par divers moyens une partie du prestige et des gratifications qu’ils ont perdus au fil des dernières années au bénéfice de la Tête (le travail cognitif). » Le récent confinement sanitaire qui a démontré l’absolue nécessité des « premières lignes », les caissières, livreurs, postiers, aide-soignant des EPHAD, tous constituant l’économie réelle, lui donne raison. S’il n’est pas un adepte comme certains de la démondialisation, Goodhart considère néanmoins qu’il faut mettre un frein à l’hypermondialisation qui a favorisé les grandes entreprises, les marchés financiers et les travailleurs intellectuels qualifiés et mobiles. En clair, l’auteur ne veut plus du nomadisme et appelle de ses vœux à un ré-enracinement économique. La phase qui vient, selon lui, mettra en valeur le local, la stabilité sociale et la solidarité ; « elle se montrera plus sceptique face aux revendications de la Tête, et plus sensible aux humiliations amères qui minent la société de la réussite moderne. » On croit entendre Guilluy lorsqu’il scandait récemment que la révolte des gilets jaunes durerait cent ans et qu’une tyrannie douce inversée, de la France invisible envers le bloc élitaire, ne cesserait plus.
On se prend même à penser un instant que Goodhart est une nouvelle figure parmi les contempteurs du libéralisme libertaire. Que nenni, il prend soin de rappeler que les évolutions sociétales sont nécessaires, affichant un progressisme confinant parfois au politiquement correct. Il n’est donc pas le nouveau Jean-Claude Michéa. Ce dernier, depuis longtemps, démontre brillamment la nocivité de l’alliance entre les libéraux et les libertaires au nom du marché, entre hippies et hommes d’affaires, alliance dont la logique de déconstruction shumpéterienne s’applique conjointement à l’économie, à la vie sociale et à l’anthropologie. Avec le résultat que l’on sait : le bouleversement copernicien de nos sociétés passant du prisme d’une civilisation chrétienne et morale à celui d’une société liquide, orwellienne et sans plus aucune colonne vertébrale. Mais ne soyons pas trop sévère avec l’auteur, car l’ouvrage vise souvent juste et atteint ses cibles, notamment en critiquant le libéralisme fou qui étreint l’individu moderne, cet homo economicus dédié à l’unique fonction de consommateur.
Y a-t-il opposition systématique entre la Tête, la Main et le Cœur ? Cette trilogie serait-elle vouée à ce que chacune de ses composantes s’ignore et à demeurer dans un cloisonnement strict ? Non, répond Goodhart qui pense nécessaire, à l’ère cognitive, de mettre en œuvre le rapprochement de la réflexion, du travail manuel et des sentiments. L’une des faiblesses persistantes des politiques libérales modernes consiste à trop s’appuyer sur un seul membre de ce triumvirat, sur un utilitarisme étriqué dépourvu de Cœur. A l’appui de ce constat de bon sens, il cite une formule percutante d’Albert Einstein : « Tout ce qui compte ne peut pas être compté, et tout ce qui peut être compté ne compte pas. » On ne saurait mieux dire. Notre époque meurt de son matérialisme, de la perte de sens qui l’éreinte, d’une désespérance même car comment comprendre sinon un récent sondage IFOP qui établit qu’en cette année de crise sanitaire 25% des chefs d’entreprises, 25% des artisans et commerçants, et encore 25% des chômeurs ont songé à la possibilité de se suicider ! Et il faudrait en outre examiner les chiffres des suicides effectifs en 2020. Terrible statistique sur de telles intentions engendrées par une modernité créant le vide autour d’elle et, preuve de la folie que fut la décision politique du confinement intégral. Les dommages constatés sont d’une ampleur inimaginable : morts abandonnés lors des derniers adieux des obsèques, vieillards disparus dans le désespoir de l’esseulement, jeunes étudiants désœuvrés et soumis aux tourments et interrogations d’un avenir incertain, entrepreneurs et indépendants en faillite, familles disloquées… Indubitablement, une Tête qui s’appuie sur la seule vérité des algorithmes et des statistiques scientifiques est un instrument au service de la mort.
Selon des tendances politiques récentes, renforcées par la pandémie, nous nous dirigerions vers une phase « plus centripète », dans laquelle l’Etat-nation se consoliderait et l’ouverture économique et politique serait un peu plus contrainte. Une sorte de ralentissement de la mondialisation par un retour à plus de souveraineté nationale. Si tel est le cas, ce sera une bonne chose. L’historien américain Christopher Lasch a dit, il y a bien des années, qu’une société démocratique ne devrait pas avoir pour objectif de créer un cadre compétitif où les plus capables réussissent et où les autres échouent. C’est pourtant ce que nous avons fait.
Athée, l’auteur dit avoir cependant mieux compris la vision religieuse du monde en réalisant le projet de son livre. La notion de renouveau spirituel n’est pas très loin du réajustement Tête-Main-Cœur. Le décevant échec de l’humanisme est pour lui flagrant parce qu’il n’a pas su fournir une alternative convaincante pour nous indiquer comment faire pour bien vivre : « Dans sa Lettre à nos petits-enfants, où il imagine un monde où l’urgence économique est largement vaincue, John Maynard Keynes prédit un retour aux principes religieux : « Je nous vois libres, par conséquent, de retourner vers certains des principes les plus sûrs et certains de la religion et de la vertu traditionnelle […] Encore une fois, nous attacherons plus de valeur à la fin qu’aux moyens et préférerons le bon à l’utile. Nous honorerons ceux qui peuvent nous montrer comment profiter de l’instant et du jour de façon vertueuse et bonne, les gens exquis qui savent jouir des choses dans l’instant, les lys des champs qui ne peinent ni ne filent. » »
Un retour au christianisme ? Voilà sans doute la proposition la plus iconoclaste qui puisse être en post-modernité.