Le mage du Kremlin
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« Le chemin semblait tracé, une fois pour toutes, mais soudain une bande de débiles décident que le tsar, ça ne va plus, que notre sainte mère Russie doit devenir une république. Et la manœuvre réussit, ils prennent le pouvoir ! Puis débarquent les bolchéviques et ils massacrent tout le monde, tsaristes et républicains. La révolution a été une catastrophe sans précédent. »
Giulano da Empoli réussit un joli coup littéraire avec son roman Le mage du Kremlin. Le « mage du Kremlin » est le « nouveau Raspoutine » qui se manifeste dans le bureau du président quand les affaires courantes ont été expédiées. A travers sa figure, nous nous retrouvons au plus près du pouvoir, de Vladimir Poutine et de cette période folle, comme seuls les russes en sont capables, qui a vu le pays continent passer du chaos à l’ordre et la grandeur retrouvés.
Au temps du chaos, celui de Gorbatchev et de Eltsine qui croyaient naïvement au miroir aux alouettes tendu par les occidentaux, Moscou était devenu une zone de non-droit et un charnier de l’âme russe : « On voyait des milices privées, petites armées qui escortaient des hommes insignifiants, et on découvrait parfois que l’un d’entre eux avait sauté en l’air. Une bombe, une rafale de kalachnikov. Tout contribuait à alimenter la bulle radioactive de Moscou. Les aspirations accumulées de tout un pays, immergé depuis des décennies dans la sénescente torpeur communiste, convergeaient ici. Et au centre il n’y avait pas la culture, comme le croyaient les intellectuels convaincus d’hériter du sceptre et qui n’avaient rien hérité du tout. Au centre, il y avait la télévision. Le cœur névralgique du nouveau monde qui, avec son poids magique, courbait le temps et projetait partout le reflet phosphorescent du désir. »
L’âme russe ? « Et pourtant ce modèle avait sa force et sa dignité. Ses héros étaient le soldat et la maîtresse d’école, le camionneur et l’infatigable ouvrier : c’est à eux qu’étaient dédiées les affiches dans les rues et les stations de métro. En peu de mois, tout cela a été balayé. Les nouveaux héros, les banquiers et les top-modèles ont imposé leur domination et les principes sur lesquels était fondée l’existence de trois cent millions d’habitants de l’URSS ont été renversés. »
En Russie, le pouvoir est autre chose, ce que l’on peut appeler une démocratie souveraine : « C’est là que vous faites erreur, Vadim Alexeïevitch, vous vous êtes laissé convaincre par les Occidentaux qu’une campagne électorale consiste en deux équipes d’économistes qui se disputent autour d’un dossier en PowerPoint… Celui qui habite le Kremlin possède le temps. Tout change autour de la forteresse pendant qu’à l’intérieur la vie semble s’être arrêtée, seulement rythmée par les solennels coups de l’horloge de la tour Spassky et les rondes des sentinelles de la garde présidentielle. Depuis des siècles, celui qui franchit le seuil du gigantesque fossile qu’Ivan le Terrible a voulu au centre de Moscou sent sur lui la main d’un pouvoir sans limites, habitué à broyer les destins des hommes avec la même facilité qu’on caresse la tête d’un nouveau-né. Cette force se répand en forces concentriques par les rues de la ville, conférant à Moscou cette aura de menace permanente qui constitue une grande partie de son charme. La masse disgracieuse de la Loubianka, les sept tours qui cernent les avenues du centre et, aujourd’hui, les gratte-ciels de Moscou-City et les villas rococo de la Roublevka ne sont que le reflet de la sombre énergie provenant du cœur de la forteresse. »
Là où en Occident les gouvernants sont comme des adolescents, ne pouvant pas rester seuls, le Tsar au contraire, vit dans la solitude et s’en nourrit. C’est dans le recueillement, nous apprend l’auteur, qu’il accumule la force qui surprend tant d’observateurs extérieurs.
La décadence occidentale (et européenne donc) vue du côté russe et bien saisie par Soljenitsyne en son temps est décrite dans un truculent passage du roman : « Le Cardinal Richelieu a interdit les duels. Il a fait une loi pour empêcher deux mâles adultes de se défier à coups d’épée, tu te rends compte ? L’homme occidental ne s’est est jamais remis. De là au congé paternité, ça s’est fait dans la foulée -Limonov considérait le congé paternité récemment introduit dans certains pays européens comme le comble de l’abjection, le symbole d’une existence désolante d’animaux domestiques-. Ils regardent la télévision, garent leur voiture, se consacrent à un travail peu fatigant et parfaitement ennuyeux ; quelques décennies ainsi, un ou deux emprunts, les vacances au bord de la mer et leur vie est terminée, avant même qu’ils ne s’en rendent compte, une vie intégralement gâchée, le seul crime vraiment impardonnable. »
Da Empoli se fait prophète, à la manière d’un Bernanos, lorsqu’il décrit les terribles maux qui nous guettent aujourd’hui, maux qui émanent de la folie techniciste de l’Occident : « Dans un monde gouverné par les robots, il ne s’agit que d’une question de temps avant que le sommet même ne soit remplacé par un robot. Nous avons cru longtemps que les machines étaient l’instrument de l’homme ; mais il est clair aujourd’hui que ce sont les hommes qui ont été l’instrument de l’avènement de la machine. La transition se fera doucement : les machines n’imposeront pas leur domination sur l’homme, mais elles entreront dans l’homme, comme une pulsion, une aspiration intime. Dès à présent, la perfection de la machine est devenue l’idéal de milliards d’hommes qui se battent pour se fondre toujours plus dans le flux de la technologie. »
C’est sur ce terrain-là aussi que la Russie et Poutine essaient de ne rien céder à l’esprit du temps. Chapeau.