De si bons camarades !
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Hannah Arendt nous avait fait comprendre le principe de la banalisation du mal et sa mécanique simple. Les tortionnaires sont bel et bien des hommes ordinaires et non des êtres frappés par quelque sortilège maléfique ou génétique les classant dans une espèce à part. Soljenitsyne le disait ainsi : « Si les choses étaient si simples ! Si seulement on pouvait identifier les gens mauvais qui commettent insidieusement des actes mauvais, les séparer des autres et les anéantir ! Mais la ligne de démarcation entre le bien et le mal traverse le cœur de chaque être humain. Et qui est volontaire pour détruire son propre cœur ? » La Bible, dès l’origine, avait elle-même tout révélé de la tentation mortifère qui taraudait l’homme dans le jardin d’Eden. Sheila Fitzpatrick, quant à elle, historienne américaine d’origine australienne enseignant l’histoire de la Russie à l’université de Chicago, relate le quotidien de Joseph Staline dans son ouvrage Dans l’équipe de Staline. Le sous-titre à l’intitulé convivial et ironique, De si bons camarades, annonce une plongée dans cette tragique banalité du mal.
Staline, l’entraîneur-joueur devenu brillant leader
Joseph Staline exerçait une grande autorité sur les autres membres du Politburo dans un rôle d’entraîneur-joueur. Sa prééminence incontestée s’exerçait sur un noyau permanent composé de Molotov capitaine en second, Kaganovitch, Mikoïan, Vorochilov, Andreïev. Ces hommes, sous le nom de « direction collégiale », prendraient le pouvoir à la mort de Staline. L’équipe put être ébranlée, pendant les années 1930 notamment, quand la politique menée qui combinait collectivisation de l’agriculture et industrialisation à marche forcée faillit conduire au désastre. Durant la seconde guerre mondiale, avant que le vent ne tourne à l’hiver 1942-1943, l’équipe, le régime et le pays furent à nouveau gravement exposés.
Staline voyait beaucoup les membres de l’équipe, dans les départements du Kremlin ou bien dans sa datcha personnelle en dehors de Moscou. Ce fut vrai quand sa femme, Nadia, était encore en vie et qu’il avait, comme ses collègues, des enfants en bas âge : « Ce le fut encore après le suicide de Nadia en 1932, quand l’équipe et les parents par alliance hérités de ses deux mariages constituaient pratiquement les composantes uniques de sa vie sociale, avec pour centre sa datcha. Il devint un homme solitaire après la mort de Nadia, et plus encore après les grandes purges, qui virent l’éclatement de sa famille par alliance. » Sorte de gang hors-la-loi, compagnonnage d’hommes libres vivant au Kremlin comme les tsars, les membres éprouvaient à leurs débuts des difficultés à se considérer comme des dirigeants, parlant, riant, se racontant des blagues sous leurs chapeaux aux oreillettes pendantes.
Les compagnons d’armes de Staline se satisfaisaient, à ses côtés, de participer à la grande entreprise qui consistait à bâtir le socialisme, ce projet qui selon eux allait dans le sens de l’Histoire. Pourtant, le leader du parti n’hésiterait pas à poignarder dans le dos ses plus proches camarades qu’il épiait et mettait sur écoute. Il avait adopté une « culture à la Gengis Kahn ».
Le dictateur soviétique était un manipulateur hors pair capable de soutenir le pour et le contre sur le même sujet dans des contextes différents, de proférer des mensonges éhontés. Doué d’une imagination vive et d’une créativité qui avait fait de lui un poète durant sa jeunesse en Géorgie, il échafauda les procès à grand spectacle, activité à laquelle il prenait plaisir. A ses débuts pourtant, au début des années 1920, n’étant ni bon orateur ni interlocuteur de poids dans les débats théoriques agitant le parti, il fut souvent dénigré comme « un médiocre », « un nul », « un politicien de canton », autant d’expressions condescendantes utilisées par Trotsky et d’autres intellectuels du parti. Quelques années plus tard, en 1930, il était désormais considéré comme le membre le plus érudit de l’équipe et le plus cultivé, en même temps que le plus intelligent. Cette mue fut rendue possible par la méthode stakhanoviste qu’il s’imposât : lecteur infatigable, il dévorait en moyenne 500 pages par jour d’histoire, sociologie, économie, sans compter la littérature russe, classique et moderne, et les questions contemporaines.
Un tyran au puissant charisme destructeur
Le retrait prématuré de la vie politique de Lénine, en 1922, à la suite d’une double attaque, lui laissa le champ libre. Doté du pouvoir, il l’utilisa pour mener la révolution : prise en main par l’Etat des activités économiques, planification centralisée, plan quinquennal visant à mettre en œuvre une industrialisation rapide, collectivisation de l’agriculture, lutte contre les « ennemis de classe » du socialisme, à l’intérieur et à l’extérieur, arrestation et déportation des familles de koulaks (ces fermiers jugés exploiteurs donc antisoviétiques parce qu’ils connaissaient une relative prospérité), extermination des prêtres, des intellectuels et des professions libérales. A la manière de Robespierre qui l’inspirait, il se posa en maximaliste : dureté, intransigeance, empressement à utiliser la force. Les grandes purges servirent à éradiquer toute velléité de cinquième colonne, tout ennemi réel ou supposé du parti. Les propres parents de membres de l’équipe furent souvent arrêtés, déportés et exterminés, car la Révolution ne pouvait souffrir aucune exception.
Staline appela l’ensemble de la politique qu’il mit en œuvre « la Grande Rupture ». Pour le premier des bolcheviks, l’avancée vers le socialisme passait par l’étatisation de l’économie. Porteuse d’une grande charge émotionnelle, la formule « L’homme conquiert l’économie. » faisait alors florès dans les rangs du Politburo. Avec le premier plan quinquennal commençait « une gigantesque marche en avant qui montrera au monde entier que l’heure n’est pas si éloignée où nous rattraperons et dépasserons les pays les plus avancés - les Etats-Unis de l’Amérique du Nord […]. Le socialisme sera victorieux. Nous serons les maîtres de l’univers. »
Au moment de la mort de sa femme, la paranoïa s’empara de plus en plus de Staline. Elle prit la forme d’un jusqu’au-boutisme démentiel lorsqu’il organisa la famine dans les campagnes, accusa les paysans de dissimuler leur production, traqua le moindre grain de blé. Considérant que ce qui appartenait aux fermes collectives était la propriété « sacrée et intouchable » de l’Etat, il fit arrêter de nombreux paysans et institua la peine de mort pour ceux qui essayaient de voler du blé dans les champs. La faim dans le pays se manifestait par la dévastation des paysages et des campagnes que nul ne pouvait ignorer et qui offrait un épouvantable spectacle. Les atroces carnages, les exécutions de masse auxquelles Staline venait de procéder renforçaient, de façon étonnante, son autorité.
Le fonctionnement oligarchique des dirigeants n’empêchait pas Staline de demeurer seul au sommet et de détenir la fonction de dictateur suprême : « Staline pouvait se montrer brutal avec son équipe, ou se comporter vis-à-vis d’elle en camarade. Il pouvait exclure des joueurs de son équipe, il pouvait même les tuer. Mais il ne se passa jamais de l’équipe, quelles qu’auraient pu être, lors de ses dernières années, ses intentions (non abouties) vis-à-vis de certains de ses membres clés. "Vous serez perdus sans moi.", avait-il l’habitude de dire à l’équipe. Mais vint mars 1953 et ils ne furent pas perdus. »