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Le Verbe, le diable et l’humaniste

Le Verbe, le diable et l’humaniste

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Notre vie est rarement caricaturale et pourtant, parfois, elle ressemble à une fable. On se le dit après coup, car au moment de vivre les choses, on s’évertue à rester rationnel et à cultiver son fond de civilité. Il n’est permis de vivre des moments d’exception que dans les livres et dans ses rêves. A moins de les revivre en littérature… Les faits se sont déroulés lors d’une soirée littéraire que j’avais la charge d’organiser pour conférer un peu d’existence à deux de mes auteurs. Le monde s’évertue à nous nier, on le sait, des rentiers occupent la place depuis bien longtemps, et on peut dire qu’ils ne sont pas ingrats vis-à-vis du monde qui gave, ils collaborent joyeusement à toute la morale d’Etat et parfois même avec un zèle effrayant. Bref, ce n’est pas le sujet. Le fait est que le monde a une marge et que nous avons l’ambition, certains comme moi ont même le culot de croire avoir le devoir, d’y exister. Alors on écrit des livres, on publie des livres, on écrit sur les livres et on organise des soirées littéraires où l’objet second devient assez vite le premier, c’est-à-dire boire des coups. En effet, il ne s’agit pas tant de vendre des livres, que de se relier les uns aux autres et de mesurer ensemble comme il est bon d’exister et qu’un possible pourrait s’imaginer si et seulement si nous vivions dans un autre monde. Nous voilà donc heureux dans notre bac à sable à la marge de ceux qui rotent dans leur mangeoire collective. Pour ma part, j’ai fait quelques chantages affectifs aux amis, puis quelques ronds de jambes à ceux qui jouissent davantage de visibilité dans le bac à sable, et les auteurs ont fait de même, pour réunir une petite société. La fourchette d’espérance de qui viendra est large. On le sait très bien. On sera vingt à coup sûr, mais j’ai déjà vu que l’on pouvait être jusqu’à cent. Quand les mots paraissent neufs et qu’il n’y a pas d’autres endroits pour boire des coups intelligemment.

J’avais choisi le bar de la mairie de la place Saint-Sulpice, d’une part parce que j’avais beaucoup aimé La discrète, film dans lequel Lucchini jouait un écrivain qui y écrivait à l’étage. Et puis j’y ai déjà organisé des événements. Ce n’est pas cher pour l’organisateur, un peu plus pour le consommateur qui doit payer sa Heineken plus de cinq euros et qui doit la boire rapidement car passée une certaine heure, les prix doublent… Bon, mais j’étais en terrain connu et je ne me suis pas compliqué la vie et je ne savais pas encore que le lieu était maudit. A l’arrivée, l’accueil ne fut pas glacial non, juste totalement impoli. Je souris de toute façon, c’est à moi de donner le ton. Je monte à l’étage, j’installe mes livres bien gentiment. J’en mets toujours un tourné vers la quatrième de couv. Mes auteurs seront assis côte à côte. Et moi ? Au milieu ? Non, je ne sais pas encore. Debout sans doute pour maîtriser l’ambiance et puis je ne tiens pas en place.

Quelques amis des auteurs arrivent au compte-goutte. Un homme âgé s’est installé. Il me semble le reconnaître, je lui dis. Lui ne me mets pas à l’aise et ne se présente que par le petit bout de la lorgnette, non pas par son nom mais par sa WebTV. Il se lève et vient voir les livres. Il porte une soutane. Mince, je lui ai dit « Bonjour monsieur ». Pas sûr qu’il soit prêtre au demeurant, comment dit-on pour les religieux ? Sa soutane est sale, mitée. Il porte une espèce de manteau de cuir au-dessus. Il fait la gueule et me questionne. Combien de milliers de livres je vends ? Je mens un peu sur les centaines annoncées. Et si je connais untel, et si j’ai envoyé les livres à tel endroit, et pourquoi je ne fais pas ci ou ça. L’inquisiteur m’agace et je comprends que je le connais du Salon de la Courtoisie. Il doit faire partie de ces petits cercles fachos jaloux de leur clientèle. Il ne faudrait pas que le freluquet à la gueule germanopratine vienne marcher sur ses platebandes. Il ne veut pas voir ses militants venir dépenser leur argent ailleurs et si je veux en être, il faut que je mette la panoplie sans doute. Moi je veux bien l’argent des fachos, mais je ne veux pas entrer dans le rang quel qu'il soit, je ne veux pas me réduire à une pensée militante, autre forme de politiquement correct que nous combattons. Le religieux de la gestapo se rassoit et j’accueille au compte-goutte les amateurs de lettres. Sourire aux lèvres. Je regarde la montre, on ne va pas tarder, une demi-heure de retard, il y aura sans doute peu de gens après… Je demande à mes auteurs de s’installer. Starting-block. Je me sens vendeur de quinzaine commerciale. Cela me fait toujours ça à Paris. Je ne suis pas du sérail littéraire, et à chaque fois, j’ai l’impression d’être Patrick Sébastien au quartier latin.

Go. Tout le monde est installé, le silence s’est fait. Ma première question porte sur la mort. Je veux plonger pour nous extraire. Mes deux auteurs en ont parlé dans leur livre. Cette mort qui disparaît du monde matérialiste, du monde occidental… Cette mort dont la disparition témoigne d’une perte ontologique pour l’homme. Ça commençait bien, nous étions dans le vif du sujet, une discussion incarnée allait naître entre mes deux auteurs, nous n’allions pas rester à la superficie de l’essai politique. C’était trop beau pour que ça dure. Le serveur arrive comme un bouffon dans la tragédie. J’avais déjà remarqué qu’il était un peu simple, comme on dit entre nous. Pas totalement fini, le serveur. Il déboule sans discrétion, prend les commandes, ne comprend rien, est relativement impoli et directement agressif quand il s’agit d’encaisser. Pas de carte bleue en dessous de 15 €, zaviez k vous renseigner avant ! Des rires gênés apparaissent, des gestes grand prince aussi, de celui qui veut tout régler pour tout régler. C’est à ce moment-là que pour la première fois le diable s’est fait entendre. Il était dans la salle, parmi nous. Il lui a demandé un Monaco, je crois, et moi qui ne savais pas distinguer si c’était une femme ou un homme, le serveur spontanément lui dit : « Très bien madame ». Le simplet distingue les genres facilement.

Et pendant qu’il continuait son show, le diable, la femme-homme, soixantaine d’années, sèche, cheveux court et gris, dit « C’est étrange cette façon qu’ont les gens dans ce genre de soirée de voler la vedette. » Sarcasme. Il-elle sourit pour nous inviter à rire. Sa voix est métallique, extrêmement claire et sonore, cristalline sans doute. Je ne le sens pas. Je ne savais pas encore que c’était le diable. Je me dis intérieurement que je vais sans doute me la coltiner en fin de soirée. Les torturés aiment ma lâcheté sociale, mes slogans consolateurs, ma gueule d’apôtre. Pour ce qui est du serveur toujours à l’œuvre, je l’apostrophe avec l’autorité dont j’use au travail, une sorte de ménagement orienté, je tente même de lui redonner le sourire avec une blagouze de commerçant. Il me dit qu’il va nous laisser tranquilles continuer la conférence et qu’il ne reviendra que trente minutes plus tard. Parfait, il a tout compris ! J’ose une dernière parole enlevée, au ton léger et paternel : « Vous pouvez rester si vous voulez, nous parlions de la mort, c’est très sympa…

  • La mort ? Je connais bien. Quand on a une tumeur au cerveau… »

Et merde, je ne m’attendais pas à ça. Je ne réponds rien, il n’y a rien à répondre. C’est peut-être vrai. C’est peut-être faux, c’est peut-être de l’humour. Ce n’est pas drôle. C’est surtout louche qu’un homme soit concerné à ce point par ce sujet !

Allez, peu importe, j’ai encore des trésors d’enthousiasme en moi. C’est reparti. Je reformule ce qui a été dit, et comme un Jacques Chancel un peu bavard et toujours extrêmement curieux de l’autre, j’installe le discours de mes auteurs à bonne hauteur. La littérature russe, la sous-culture de notre monde, l’orthodoxie et la possibilité d’un réveil spirituel en Occident, l’usage de l’outrance pour révéler la vérité forcément scandaleuse… Et je distribue la parole comme je sais le faire. Sauf que… Sauf que. A chaque fois, le diable sort de sa boîte et joue la mouche du coche. Elle ajoute à voix très haute, sans lever la main, sans y être invitée, sans s’excuser, quelque chose. Elle ne pose aucune question. Ce qu’elle dit n’est pas à côté de la plaque, au contraire… Elle glose haut et fort à l’adresse de personne. C’est bien évidemment insupportable. Il y a un temps pour tout. Un temps où les auteurs parlent. Un temps où les lecteurs ou futurs lecteurs posent des questions. Et un dernier temps où on est obligé de se taper le discours sous forme de thèse de celui qui aurait bien voulu être à la place des auteurs. C’est toujours comme ça.

Je ne relève pas ce que la femme dit, je souris, je reprends la parole, je sais être très sonore aussi, je commence ma phrase par « oui et d’ailleurs… » et je repars vers mes auteurs. Je fais le monsieur Loyal avant de finir usé comme un Polac à la fin de Droit de réponse. Mes auteurs commencent à être perturbés et ne plus savoir quoi répondre. Ils cherchent leurs mots, perdent leurs phrases et bientôt la face. Je leur donne du temps de réflexion en allongeant mes questions. Les gens commencent à être gênés pour eux. Cela devient lourd. La tension monte. Le diable a un air qui sait tout mieux que tout le monde. Mais il cherche à peine à convaincre, il parle en dépositaire du savoir. Il faut que je tienne la soirée jusqu’au bout quitte à l’écourter pour basculer plus vite dans la palabre autour de la signature des livres. Je repars vers un sujet que je maîtrise et cher à mes auteurs, la mort et le Christ. Je dis : « Dieu s’est fait cadavre. Tel est Dieu qui finit cadavre, et tel est cadavre qui devient nourriture éternelle. » Le diable ricane, on voit ses canines humides. « Ce n’était pas Dieu, il a échoué, ce n’était qu’un prophète. » Des yeux de folle exaltée. Un visage diaphane criblé de rides d’expression. Je ne souris plus. Je redis la même phrase en tournant le dos au diable et en me tournant vers mes auteurs. Il n’est pas envisageable que l’on contredise publiquement les vérités de la foi dans une soirée que j’organise. Mes auteurs répondent tant bien que mal. Ils sont épuisés de se contenir. On arrive bientôt à la fin. Je me croyais encore dans le monde ordinaire et rationnel, je ne savais pas qu’il me fallait vivre le chaos et supporter le pathétique retour à la normale et à la morale.

Il se trouve que des papiers sur un festival de livres russes circulent. Ils passent entre les mains du diable qui les fait passer à son voisin, lequel stoppe le mouvement, le temps que la conférence s’achève. Il n’en faut pas moins au diable pour qu’il quitte sa face de sarcasme ou qu’il dévoile enfin totalement le masque de la haine. Des propos extrêmement agressifs fusent d’un coup avec une expression de colère énorme. Peut-être bien qu’elle bave. Elle postillonne en tous cas. L’assemblée se lâche : « Casse-toi ! ». Cela me semble effectivement inéluctable, nous avons passé le point de non-retour. « Madame, le mieux est effectivement que vous partiez. » Le dialogue qui s’en suit est trop complexe pour le retranscrire dans ce récit, mais notons que le ton nous a tous faits sortir du monde civilisé d’un coup, et que la conversation devenue métastatique, d’où on perçoit ça et là des tentatives de rationalité, est sans issue. Elle se lève tonitruant, ce n’est pas nous qui la mettons dehors mais elle qui nous quitte. Très bien, on s’en fiche, du moment qu’elle part, tout nous va. Je me lève comme pour la raccompagner vers la sortie avec humanité, avec le style d’un infirmier en psychiatrie, ce n’est pas grave madame, ça va bien se passer, allez venez, le mieux est de partir, j’approche ma main de son coude pour que le geste accompagne la parole. Sacrilège ! Il doit être interdit de toucher le diable ma foi… Elle pète les plombs, sachant qu’elle était déjà sortie de ses gonds, et me menace avec sa canne : où avais-je appris qu’un jeune homme pouvait toucher une vieille dame ? « Vous ne me touchez pas ! » Je suis saisi, je pâlis, je me sens capable de basculer moi aussi. Des proches qui me connaissent craignent de me voir exploser en fureur. Sans doute est-ce leur intervention en pensée qui m’a retenu la seconde suffisante pour que la femme diabolique amorce son départ définitif et sans retour de notre havre littéraire. On l’entend hurler dans l’escalier, on l’entend hurler dans la salle du bas, on l’entend hurler sur la place Saint-Sulpice. Je crois qu’elle nous traite de robots. C’est peut-être adressé à nos anges gardien.

Un gros ouf de soulagement s’exprime collectivement. Un poids nous a été ôté. Mon auteur russe souligne avec cet accent un brin émasculateur que même les plus jolies filles russes conservent : « Mais elle est complétement folle, cela relève de la psychiatrie ! » On rit de bon cœur. Nous pensions être sauvés, pouvoir reprendre le cours de notre topo, finir brillamment, peut-être même par une lecture d’extraits. Mais c’était sans compter sur une autre figure de style : l’humaniste. Une femme, la petite cinquantaine, peut-être plus jeune, peut-être mon âge, mais assumant l’âge adulte tout de même. Brune à l’air doux, assise sur une seule fesse pour mieux tordre tronc et tendre le cou, elle était intéressée, ça c’est sûr, par le propos, elle tenait en ses mains le livre de ma russe. Elle avait envie de l’acheter. Et voilà que cette petite personne part dans un discours, une leçon de vie dans un beau et long discours, un catéchisme qui fleure bon mes années « Pierre vivante ». L’humaniste ne sait pas faire court, alors elle délaye. L’humaniste est forcément lyrique car son objectif est de faire pleurer dans nos chaumières intérieures. Je fredonne dans ma tête du Nougaro : « Il serait temps que l’homme s’aime depuis le temps qu’il sème son malheur. » Elle nous reproche, et ce faisant, s’exclut du groupe et nous agglomère en une seule mole, de ne pas être en accord avec notre propos. On parle de l’homme, de la perte de sens en Occident, on parle de l’être intérieur, de la littérature, etc. et on n’est même pas capable d’accepter la présence d’une personne différente (d’une personne comme le diable) qui doit avant tout souffrir d’être seule. Je vous la fais court, mais il faut imaginer l’émotion maniérée de l’humaniste en trop plein de conscience. Jouez crécelles et violonades. J’avais envie de lui répondre : « Et dis donc grosse maline, t’es sortie courir après la folle pour la prendre dans tes bras et lui faire un gros câlin, toi ?  » Je me tais encore une fois pour préserver la paix des lâches.

La question brûle les lèvres de l’humaniste : « Qu’est-ce qu’il aurait fait votre Jésus ? Vous croyez qu’il aurait rejeté une pauvre femme ? » Quelqu’un pose simplement : il aurait chassé les démons. Le bon sens est dans mon dos. La vérité évangélique. Incompréhensible et inacceptable pour l’humaniste dont la pensée s’ouvre et se referme sur des mots clés. Moi, fidèle à mon rôle de monsieur Loyal qui s’essouffle tout de même, je m’approche d’elle en séducteur, je lui dis : « Vous avez raison. », je m’exprime avec un certain désarroi et une expression de regret. Qu’aurions-nous pu faire ? Avouons que les conditions n’étaient pas réunies pour entrer en dialogue avec le diable. Et je ne suis d’ailleurs pas sûr d’être qualifié pour ça. Je m’assois à côté de l’humaniste. Tout proche. Les humanistes, ça me connaît, j’en ai plein au bureau. On les amadoue avec des formules toutes faites et surtout de l’émotion. C’est dramatique ce que nous venons de vivre…

Mes auteurs ne parleront plus. On leur a volé leur soirée. Quelque chose d’irrationnel s’est passé. Il faut achever la rencontre, signer quelques livres et fuir ! Le lieu est habité. Il convient dans un premier temps d’accuser le lieu. Dans un deuxième temps, on refera le match. Le match ? Une fable donc. Non, une farce. Nous avons été victimes d’une attaque diabolique. On ne sait pourquoi… Il y a plein d’autres endroits où on parle de la condition humaine et du Christ… Le diable annonce toujours la couleur. Elle avait dit que dans ce genre de soirée, il y avait toujours quelqu’un pour prendre la vedette à la place des auteurs. Elle l’a fait. Elle a fait sa sortie sur Jésus qui n’est pas Dieu. Pas de surprise. Pour le diable, tout est écrit d’avance. Il a déjà perdu. Pas étonnant non plus que l’humaniste soit son alliée, son idiote utile. Celle qui prolonge sa présence dans une fausse charité et l’inversion des rôles. Quant au moine gestapiste inquisiteur et au serveur simplet à la tumeur au cerveau, ils ne sont que des signes avant-coureur, des indices, les détails du diable. Tout est dans l’ordre. La prochaine fois, je prends un service d’ordre.


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