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Les deux patries

Les deux patries

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Je ne peux songer à Jean de Viguerie, sans être obsédé par son essai « Les deux patries ». Ce livre fait partie des essais qui m’ont à la fois conforté et modifié. On pouvait désormais aimer viscéralement la France, rejeter l’esprit révolutionnaire tout en étant hermétique au nationalisme et au militarisme. Je jouissais déjà de voir la panoplie du militant de droite se déchirer. La pensée militante étant la chose la plus pauvre qui soit et quand elle est de droite, elle est qui plus est, absurde, en créant un politiquement correct contraire, plutôt que le contraire du politiquement correct, pour m’inspirer de Joseph de Maistre. Exit donc l’amour des armes et le service aveugle d’un monstre froid s’étant substitué à la réalité de la patrie.

La thèse de Jean de Viguerie était, comme le suggère le titre du livre, qu’il y a deux patries. L’une est réelle et pétrie de culture, faite de la terre, de la topographie de nos lieux, de notre mémoire, de notre langue, de nos morts. L’autre est hors sol, idéologique, révolutionnaire. La seconde a donc engendré une forme idéologique d’Etat, la République, qui ne fut jamais et ne sera jamais neutre. Jean de Viguerie fut sans doute l’un des historiens les plus à même de faire cette distinction car il était totalement libre de tout jacobinisme. Il se distingue sur ce point d’un Bainville qui nous raconte l’histoire de France depuis les grands hommes qui se sont succédé pour façonner les structures administratives et militaires de notre pays depuis le lieu du pouvoir dit central.

« Il s’agit de se reconnaître débiteur à cause des bienfaits reçus. »

Pour nous conter la patrie des anciens, Jean de Viguerie a eu recours à la poésie, la chanson de geste, aux poèmes épiques. On pense évidemment à Cioran qui disait que l’on habitait une langue. Et c’est par la langue de chaque partie du territoire que l’on va rendre grâce à ce territoire, la France. La France est attachée à de mots tendres, doux, symboles de la générosité envers chacun. Le mot France précède l’usage du mot patrie. La France est réelle avant toute appropriation. Elle représente le lieu premier duquel on est relié de façon filiale. Et effectivement, la patrie apparaît dans une suite causale. « Il s’agit de se reconnaître débiteur à cause des bienfaits reçus. » Ainsi la France est-elle ce qui relie les générations entre elles. La patrie est l’extrapolation de la famille au niveau de la terre qui nous a vus naître et implique une relation de frères entre tous les fils de cette terre. La patrie des anciens est avant tout porteuse, support, personne morale des vertus essentielles.

Un premier virage apparaît au XVIème siècle où le roi passe devant la France. Jean de Viguerie nota alors que l’on qualifiait désormais le roi de « père et non plus fils de la nation ». C‘est bien sûr Louis XIV et l’absolutisme qui pousse cette logique le plus loin dans une usurpation du centre. La France cesse alors d’être une personne morale, elle devient un cadre. Louis XIV consacre le premier monstre froid, l’Etat. « Avec lui (Louis XIV) et par lu,i la France se dissout dans une chose publique anonyme. C’est donc à partir de son règne que nous commençons à devenir des "Français administratifs". »

Le patriotisme révolutionnaire conduit au « néant et à la mort ».

Même si cette étape de mise en second plan de la patrie des anciens au profit du monarque et du cadre qu’il crée est cruciale, c’est au XVIIIème siècle, pendant les Lumières que se construit la seconde patrie révolutionnaire en se drapant d’un pédigrée philosophique. Elle pourra se déployer et remplacer définitivement l’autre à l’aune de l’événement de la Révolution Française. Désormais la patrie est avant tout le mot valise d’une idéologie. L’amour de la patrie embrasse nécessairement l’amour de l’égalité. La nation prend tout son sens, elle se met pleinement au service de l’idéologie en niant le libre arbitre des personnes qui la composent. Cette nation est mobilisée par le cadre administratif créé. Tout est mis au service de l’idéologie révolutionnaire avec une efficacité redoutable.

Jean de Viguerie nota dans son essai que le patriotisme révolutionnaire conduit au « néant et à la mort ». « Au néant parce que la patrie révolutionnaire, ce sont les droits de l’homme et le bien-être matériel. Or ces droits sont des mythes et le bonheur matériel pur n’existe pas. A la mort, parce que la patrie révolutionnaire est une utopie. Or l’utopie veut la mort de tout ce qui est pour affirmer ce qui n’est pas. »

Jean de Viguerie expliquait alors que le patriotisme révolutionnaire a changé quasiment définitivement la nature même de l’Etat. La République est une machine de guerre idéologique, la forme idéologique de l’Etat. « On a pensé que l’Etat, même changé par les institutions nouvelles, pourrait servir à nouveau la France réelle et le bien commun. Ce fut une grande méprise et le début d’une confusion d’esprit qui dure encore aujourd’hui. » Le piège est là. Tout patriotisme est désormais condamné à servir l’idéologie révolutionnaire. La France a été remplacée sur un autre plan. Il y a à chaque époque une réactualisation de l’esprit révolutionnaire, comme une mise à jour. On utilise les mêmes mots mais on a remplacé les définitions. On dit France mais cela signifie révolution. La France réelle a été détournée pour mobiliser la nation comme matière première, comme chair à canon. Napoléon, bien sûr, ne fit rien d’autre que de renouveler la patrie révolutionnaire pour mieux faire la guerre à l’Europe entière dans la croyance en la supériorité et à l’universalisme de la patrie révolutionnaire sur toute autre patrie. Mais on peut aussi noter qu’Adolphe Thiers ne mata les communards que dans le souci de préserver la patrie révolutionnaire, dans le mauvais goût qu’on lui connaît de faire fusiller dans le cimetière du Père Lachaise des rebelles. C’est en fait très simple, si la Patrie demande un sacrifice de millions de vies, alors il s’agit de la patrie révolutionnaire. On la reconnaît à ses fruits.

Nationalistes et catholiques ont été les patriotes idiots utiles du grand massacre de 14-18

Ce qui irrita à l’époque de la sortie du livre de Jean de Viguerie fut cette thèse selon laquelle l’Action Française et autres nationalistes n’ont rien fait d’autre que prolonger le patriotisme révolutionnaire plutôt que renouer avec le patriotisme des anciens. On cria à la trahison avec une certaine violence, c’est toujours comme ça lorsque le sol se dérobe sous soi. Pour Jean de Viguerie, effectivement « Le patriotisme nationaliste ressemble par certains traits au patriotisme des anciens Français : l’attachement des vertus, et chez les nationalistes intégraux l’espérance en un roi sauveur. » Oui mais ! Pour l’historien, il n’y avait pas réelle opposition au patriotisme révolutionnaire car les nationalistes ne s’opposent aux concepts révolutionnaires qu’en les prenant au pied de la lettre. Ils deviennent contre la démocratie en la prenant simplement comme une option politique, une option pour organiser la vie de la cité. Ils ne vont pas jusqu’à déboulonner le mythe fondateur de la révolution, ses croyances et sa négation de la personne humaine. Et pire, ces nationalistes vont aller jusqu’à profiter des effets positifs de la patrie révolutionnaire, l’expression de la force du pouvoir, dans l’idée d’une continuité de l’Etat. Jean de Viguerie nota d’ailleurs que « Plusieurs d’entre eux (les nationalistes) sont en fait des disciples des Lumières par l’intermédiaire de la pensée comtiste. Plusieurs sont déterministes et nient le libre arbitre. » Mais l’historien ne se contenta pas d’égratigner les militants de l’Action Française, il s’en prit à ses coreligionnaires également : « Les catholiques eux aussi sont des patriotes révolutionnaires. Ils ne le sont pas à la manière raciste et scientiste des nationalistes, mais ils le sont quand même parce qu’ils divinisent la patrie. » Voilà une synthèse qui a dû plaire à l’Humanité à l’époque pendant quelques secondes avant qu’ils ne réalisent être en conséquence dans le même sac que ceux qu’ils combattent.

Personne ne trouvait donc grâce aux yeux de l’historien ? Non aucun patriote si le fruit de ce patriotisme mène systématiquement au champ de bataille, aucun patriote si sa conception de la personne humaine se réduit à la considérer comme fractale du tout, comme chair à canon. Nationalistes et catholiques ont été les patriotes idiots utiles du grand massacre de 14-18. « Le patriotisme révolutionnaire est le seul véritable responsable du grand massacre de 14-18. Mais cela personne ne le dit. Les antimilitaristes ne peuvent pas le dire : ils adhérent à l’idéologie révolutionnaire. Les dévots de la France ne le peuvent pas non plus : on leur a trop prêché le "pro patria mori". »

La France est morte

Jean de Viguerie ne cessa d’être historien et donc d’observer la suite des événements y compris présents. Même s’il identifie une parenthèse dans la logique révolutionnaire autour de Vichy, il voit la patrie révolutionnaire remise au goût du jour par l’épuration. La suite, on la connaît. C’est cette révolution permanente, où l’idéologie en mouvement perpétuel se rend caduque régulièrement pour mieux se renouveler. Prise au pied de la lettre, nous pouvons même parvenir, dans le sillage de nos aînés nationalistes ou catholiques, à regretter le patriotisme révolutionnaire d’avant-hier par rapport à celui que l’on nous sert actuellement. Mais la logique de néant et de mort est toujours la même. « Le patriotisme révolutionnaire continue à vénérer la mort. » Même dans le patriotisme humanitaire ou multiculturaliste d’aujourd’hui, on retrouve cette idéologie. Ce patriotisme tout récent achève la France. « En attribuant à la France des exigences de la patrie révolutionnaire, on la rendait haïssable. Comment s’attacher à un tel monstre ? » et « On sut qu’il (le patriotisme révolutionnaire) était vraiment passé de la première phase, celle de l’extermination des Français, à la deuxième, celle de la destruction de la France elle-même. »

La France est donc morte ? Peut-être bien. En tout cas c’est ce qu’écrivit Jean de Viguerie et c’est ce qu’il confirma dans la préface de sa réédition de 2003. Dans cette préface, il tenta de répondre à deux remarques des lecteurs de la première édition. La première concernait l’idée du moindre mal de la patrie révolutionnaire qu’il rejeta immédiatement. La seconde remarque concernait la perte d’espérance liée à la mort de la France. « Si la France est morte, il n’y a plus qu’à baisser les bras ! » Jean de Viguerie y répondit avec étonnement au regard de notre grande responsabilité qu’est celle des survivants dans la transmission de la langue, de notre civilité. « La cité a disparu, mais il y a toujours des hommes vivants, et ceux qui ont à survivre ; ils ont à se défendre tous les jours contre les agressions de l’Etat ennemi. » La France est morte. Cela ne nous empêche pas d’être bien vivant ! Je suis bien d’accord. Et d’autant plus vivant que nous refusons de vivre dans l’illusion savamment entretenue par les idéologues d’une France vivante. Nous préférons porter le deuil que coucher avec un cadavre tous les jours embaumé par des révolutionnaires pour mieux en faire leur marionnette. Le théâtre de guignol républicain agite le cadavre de France pour que le couillon de droite prenne les armes ! Le piège est trop gros ! Pour conserver notre langue et notre civilité, il ne nous reste plus qu’une arche à construire.


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