L’homme surnuméraire
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Patrice Jean, romancier houellebecquien et contempteur de la triste société moderne où nous vivons conditionnés, offre une passionnante satire de notre époque dans son ouvrage L’homme surnuméraire. Pourquoi Serge Le Chenadec, marié à Claire et père de deux enfants, paisible directeur d’agence immobilière, se retrouve-t-il subitement l’objet de tous les rejets, caricatures, railleries de la part de ses proches, et devient-il par un enchaînement fatidique l’homme en trop, l’inutile, l’invisible, un rien ? Comment Clément, ce passionné de littérature qui travaille dans une maison d’édition, peut-il conserver intact l’amour qui l’unit à Lise ? Leurs obligations et contraintes sociales ne vont-elles pas générer une dangereuse routine et les détourner de l’ingénuité des primes élans ? Serge et Clément ne se connaissent pas ; le premier est le personnage du roman L’homme surnuméraire tandis que le second est le narrateur du livre que nous avons entre les mains, L’homme surnuméraire. Subtile habileté de Patrice Jean qui fait converger leurs deux trajectoires.
Claire, épouse de Serge, connaît enfin à plus de quarante ans l’émancipation due, selon elle, à toute femme trop longtemps privée de liberté par une société machiste. Voulant s’accomplir, elle côtoie désormais le camp du bien (celui de la gauche), le cercle de ceux qui ont le privilège des idées généreuses ou des nobles postures écologiques ; elle fréquente les meetings favorables aux minorités discriminées, fustige les racistes et les salauds, participe à un collectif militant et à des colloques importants où s’essentialise la conscience vertueuse du monde. Elle connaît enfin l’amour, le vrai pense-t-elle, par l’exotisme de la rencontre improbable, la jouissance de l’interdit bravé, la volupté de l’adultère : « L’époque avait changé : les garçons, pensait-elle, étaient beaucoup plus civilisés que les hommes d’hier, moins conformistes, plus ouverts, et même plus beaux. La génération de sa mère n’avait pas eu de chance, confrontée qu’elle fut à un stade moins avancé de l’évolution masculine. »
La faute de Serge ? Appartenir à la race des mâles néandertaliens, ne pas être professeur d’université, ni très beau, ni très cultivé, ni discret dans ce saint des saints qu’est la chambre à coucher : « Serge s’endormit beaucoup plus tôt que son épouse, et il ronfla. Ce concert nocturne de baryton accompagna le questionnement de Claire, de sorte qu’elle se considéra bientôt comme la femme la plus malheureuse de la terre –titre envié et revendiqué par de nombreuses représentantes du beau sexe. » ; « En ces instants-là, elle n’absolvait plus son mari de ses indécentes privautés, au point que seul le divorce laverait, pensait-elle, la souillure de son union avec Serge Le Chenadec, en se défaisant de sa personne et du nom dépravé de Le Chenadec. » Serge n’a alors comme refuge que le désespoir ou la déchéance, mais il choisit de retourner aux sources, chez ses parents. Le hasard l’emmène alors vers une vieille amie de lycée, sorte d’ombre qui vit dans le monde parallèle des loosers, des oubliés et, comme lui, de ceux qui ne sont rien « Voltigeant dans la société comme des papiers gras sur un trottoir. » Clément, quant à lui, goûte peu les fréquentations brillantes et universitaires de Lise qui aimante, par le brio de son esprit et celui de ses formes, la gente masculine. Il ne croit aux hommes que lorsqu’ils commencent à perdre, et n’aime pas les « monstres qui ont tout réussi dans leur vie et ne connaissent pas l’échec. » Rattrapé par la nécessité conjugale et sociale, il accepte l’avilissant job consistant à travailler pour la nouvelle collection de la maison d’édition intitulée « littérature humaniste », « Une collection que tout le monde pourra lire, qui élèvera les lecteurs sans que d’infectes idées n’en appauvrissent le sens principal. Il suffit de couper, dans une œuvre, les morceaux qui heurtent trop la dignité de l’homme, le sens du progrès, la cause des femmes… » Vaste programme de révisionnisme progressiste auquel il se plie, se résolvant à « être comme Eichmann », un exécutant, un bourreau d’auteurs au service des nouvelles « vaches sacrées que sont les femmes, les noirs et les musulmans. » Dans son for intérieur, Clément souffre car il sait « qu’on veut bien de la littérature, si elle baisse la tête pour rendre hommage à son suzerain : l’esprit du temps. » et que « La démocratie a tout nivelé… tout égalisé…c’est le maelstrom de l’indistinct. »
Patrice Jean rappelle « qu’un système politique est d’autant plus estimable qu’il respecte les solitudes, d’autant plus haïssable qu’il consacre les rassemblements. La civilisation la plus douce protège les solitaires de la foule, promeut l’inutile comme le souverain bien. » L’auteur nous offre un récit au souffle romanesque puissant où les personnages, comme chez Houellebecq, sont des anti-héros au relief paradoxal, qui se meuvent dans la grisaille post-moderne, offrant la possibilité du sursaut (du salut ?) à ceux qui, comme le critique littéraire lucide, affirment : « Cher Clément, ne me prenez pas pour un naïf, je dissimule, je ne dis jamais ce que je pense, sauf lorsque je rencontre un esprit libre, ce qui est rare… à ce propos, avez-vous remarqué qu’on se moque à n’en plus finir de cette expression " C’était mieux avant. ", supposant de ce fait que le " C’est mieux aujourd’hui. " n’est en rien ridicule. L’époque s’adore et n’en peut plus de se voir si belle en son miroir. Ma seule consolation, c’est qu’elle passera, et dans mille ans, s’il reste encore des ans, on l’étudiera avec effroi…Rappelez-vous Caligula intronisant son cheval sénateur, eh bien, un rappeur conférencier à Normale Sup, ça ne vous fait pas le même effet ? » Dans un « monde qui appartient aux pignoufs et aux sophistes », la leçon dispensée ici est qu’il faut jouer le jeu par obligation, s’inscrire dans la fausseté et le mensonge, pour sauver l’essentiel : le trésor intérieur que nul ne ravit. La morale qui domine la leçon? Rester libre, farouchement libre, quoiqu’il arrive, car ce monde n’est pas éternel.