« Le grand homme de France, c’est Molière »
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Quand on demandait à Sacha Guitry : quoi de neuf ? Il répondait : Molière ! Et bien 400 ans après sa naissance, Molière reste neuf, livrant à chaque fois tout l’esprit français, cette capacité à réduire au ridicule tout le monde pour mieux décrire la nature et la condition humaine. Pour cet anniversaire, retenons deux livres. D’abord une anthologie inédite de textes et lettres d’André Suarès : Vues sur Molière. Nous devons cette réédition à Stéphane Barsacq qui en est donc à son sixième ouvrage de l’inclassable marseillais. Le deuxième livre est signé Michel Bouquet ; l’acteur mort en avril dernier raconte Molière depuis les planches sur lesquelles il a vécu toute sa vie. Bouquet nous livre un récit chronologique de la vie de Molière à travers toutes ses pièces, il le ponctue d’intermèdes où il raconte son rapport aux personnages. Il est réjouissant de voir Suarès et Bouquet converger sur leur passion charnelle pour Molière. Ces deux admirateurs de Jouvet auraient eu des choses à se dire. Molière ne se laisse jamais enfermer dans une idée ou un concept, on ne se l’approprie pas pour en faire son fétiche, il faut aller vers lui, le jouer, le lire, l’entendre. « Molière est le plus libre des hommes. » (Suarès)
Jamais dupe
S’il est un état d’esprit qui émerge immédiatement dans le récit de Bouquet ou la glose de Suarès, c’est que Molière ne fut jamais dupe. Molière apparait comme le parfait spécimen de l’homo sapiens sapiens, il fait du théâtre le lieu où on donne la preuve de la conscience de la conscience. Et c’est une croix à porter pour l’auteur. Pauvre Molière ! répète souvent Suarès. C’est terrible d’avoir « Le don de voir et de comprendre, le fatal privilège d’aller au fond des sentiments. » Bouquet se dit qu’il a dû faire son apprentissage en observant le théâtre de la rue. « Je n’ai qu’à étudier le monde. » disait-il. Suarès reprend Boileau et rebaptise Molière : « Molière a nom le Contemplateur. »
Une fois le masque de la Commedia dell’arte retiré, il se met à grimacer comme le clown et reçoit la malédiction de faire rire. C’est en contemplant qu’il démasque. Lui le grimacier montre que tous les hommes sans exception sont ridicules. Il offre un miroir insupportable, le public devient alors à la fois la cible et l’auteur de railleries car « jouer signifie mettre sur la scène et prendre pour cible » (Suarès). Là où Michel Bouquet parle de réhabilitation du bon sens commun, Suarès aiguillonne sa vision : « Jamais pensée ne fut moins dupe. Il est droit comme la lumière. » Molière jamais dupe, ni des hommes, ni de la nature humaine et donc encore moins de lui-même. « Chaque Molière est un règlement de compte avec lui-même. » (Bouquet)
Le tragédien contrarié
Molière voulait être tragédien. Mais son public, au premier rang duquel le roi, l’a toujours ramené vers la comédie. « Sa vocation est tragique, ses dons sont comiques. » souligne Suarès. Il n’empêche que chaque comédie de Molière véhicule un sentiment tragique. Le contemplateur sent le tragique avec précision. Il y entre pour mieux le déformer. « Il se défait de la misérable tragédie, qui fait le fond de toute existence, en l’outrant. » (Suarès) Et c’est la délivrance dans un éclat de rire. Le rire ne nie pas le tragique, il le purifie de l’esprit de sérieux. Car au fond, on ne rit pas du tragique, mais du sérieux humain, du petit mélodrame toujours recommencé de l’être autocentré. Stéphane Barsacq a bien raison dans sa préface du Suarès de nous inviter à « préférer la salubrité du rire à l’hypocrisie des pleurs ». Et une étrange tendresse nous envahit face à Harpagon, Arnolphe, ou Argan… sans doute avons-nous pitié de nous-même dans ce miroir. « Molière sacralise en même temps qu’il caricature. » (Bouquet)
Dans la langue de Molière
Si Molière nous livre le secret de la nature humaine avec précision, c’est qu’il a à sa disposition l’outil le plus efficace pour cela : la langue française. Un paradoxe est exprimé par Bouquet comme par Suarès. Molière apparaît comme un des auteurs le plus poétique et pourtant il ne fait qu’utiliser un langage franc pour des sentiments vrais. Il ne fait pas non plus de grands discours et se contente d’exprimer la nature humaine. Molière n’est pas lyrique, on n’y trouve pas non plus de psychologie… « tout chez lui est intelligence, vue des caractères, connaissance profonde de l’homme et des passions, philosophie même. » (Suarès) C’est en montrant, en mettant en scène la langue, qu’il dit tout de l’homme. Ses vers sont tellement précis qu’il suffit de les dire sans trop jouer pour donner un corps à la farce. « Il leur (aux Français) donne la plus haute idée de leur supériorité, qui est celle de la langue elle-même. » (Suarès)
Le modèle d’acteur
Molière fut d’abord acteur, puis directeur de troupe, et il se mit à écrire pour faire vivre la troupe. Son écriture est donc indissociable de sa conception du jeu d’acteur. Pour Michel Bouquet, la force du verbe passe avant le personnage. Le texte suffit presque. Il déplore : « Nous vivons dans une époque où le metteur en scène se veut prépondérant par rapport à l’œuvre. Je ne le tolère pas. » C’est Suarès qui aurait été content de l’entendre car lui-même se réjouissait en regardant Copeau au Vieux Colombier : « Le comble de l’invention dans la mise en scène est de s’en tenir au texte seul et de s’en remettre à l’esprit. » Il n’y a rien à ajouter à Molière, tout est écrit. Il faut même que l’acteur sache disparaître. Michel Bouquet le savait bien : « Le théâtre n’est pas fait pour l’acteur, mais pour l’auteur et son public. »
Vues sur Molière de Suarès est suivi d’un court propos sur le clown. Suarès précise qu’« il joue de lui-même et du public comme d’un instrument à deux claviers. » On a envie d’y voir l’objectif de tout acteur. Il ne faut pas rire pour faire rire, mais se prêter à rire. Bouquet précise « pour arriver au comique, il faut savoir se trouver minable. »
Pour conclure, nous pourrions trancher avec Suarès qui déclara en toute autorité : le grand homme de France, c’est Molière. Son théâtre fut le miroir de la nature humaine. Son génie, l’image fantasmée de l’esprit français, ne jamais être dupe ni des autres ni de soi-même, voir le ridicule de tout homme en sa tragédie, … le tout rendu possible par notre langue et le lieu où tout est permis, le théâtre. « Peut-être le génie unique de Molière est d’avoir fondu la farce avec la morale, la peinture des caractères et le sens de l’action, une langue parfaite et une pensée plastique, et d’avoir fait de simples tréteaux le miroir de la vie, au point d’avoir su la reproduire, comme s’il la créait. » (Stéphane Barsacq)
Texte publié une première fois dans Le Bien Commun en septembre. http://lebiencommun.net/