Michel de Jaeghere tourné vers une histoire méditative
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Après Rémi Brague et son récent ouvrage Où va l’histoire ? commenté pour Mauvaise Nouvelle, Michel de Jaeghere, directeur du Figaro Histoire, publie aux Belles Lettres un magnifique livre, La compagnie des Ombres, qui questionne dans son sous-titre : A quoi sert l’histoire ?
Ce livre érudit et d’une grande finesse d’écriture se pose « en recueil de nouvelles à inscrire dans une histoire méditative ». Les premiers chapitres -Le regard intérieur, Le colloque avec les morts ou La profondeur des âges- aident à deviner l’intention de l’auteur et désépaississent le mystère de ce beau titre : La compagnie des Ombres. Pour Simone Weil, « dialoguer avec les morts est un besoin naturel de l’âme », et l’on voit bien que les ombres de Michel de Jaeghere se proposent joyeusement de danser d’une présence vivante à nos côtés : « le dialogue avec les morts semble échapper, seul, à la curiosité universelle, parce qu’il correspond à de toutes autres exigences, qu’il est le fruit d’un effort absorbant. Il s’établit par la fréquentation des livres d’histoire, des grands textes, des documents. Par la méditation de leurs leçons ».
De l’Egypte dont Hérodote remarquait que « nul autre pays au monde ne contient autant de merveilles » aux Babyloniens, Hébreux, Grecs, nous voyageons avec délice, emmenés par un guide passionnant. L’Egypte, dont ce dernier nous dit qu’elle a repoussé le cosmopolitisme pour demeurer profondément égyptienne. On comprend bien alors qu’il nous est proposé de nous inspirer de la leçon des civilisations passées pour ne pas être « déclassés par une histoire sur laquelle nous n’avons plus de prise ». La fréquentation régulière de l’histoire « nous ouvre les ressources de la résistance spirituelle qui sont infinies ». Ecoutons la description poétique que nous offre Michel de Jaeghere de l’Antiquité Romaine : « en ce temps-là à Pompéi, le moindre des bourgeois enrichi dans le négoce, l’artisanat, le commerce habitait un petit palais, qui reproduisait sur le mode mineur, la magnificence des cours hellénistiques. La peinture, sur les murs, avait fini d’imiter la pierre. Elle donnait en spectacle les amours des dieux. De petits génies ailés s’y livraient à des courses de chars drolatiques. Les Muses y dansaient leur ballet avec une aisance souveraine. Persée n’en finissait pas de délivrer Andromède, Hercule déposait sa massue pour s’en aller cueillir les pommes du jardin des Hespérides. Sur les sols de mosaïque, des colombes venaient boire au bord d’une vasque de pierre ; des ibis, des faisans, des passereaux voletaient dans les bosquets. Dionysos ou Silène, Vénus à la toilette, adolescents porteurs de plis, jeunes filles couvertes d’un long manteau de laine : des statues de marbre et de bronze dupliquaient les modèles des maîtres de la sculpture grecque. Sur des tables de marbre aux pieds griffus, on exposait les plus belles pièces de la vaisselle. Dans des coffrets ouvragés, on serrait précieusement des trésors d’argenterie. Les colonnes des péristyles ne se contentaient pas de ressusciter les portiques d’Athènes. Elles servaient d’écrins à des jardins copiés sur les paradis orientaux. Les fontaines étaient ornées de galets multicolores. L’eau ruisselait dans les nymphées. On installait à leurs entours des salles à manger d’été. Allongés sur des divans aux pieds de bronze, les convives buvaient le vin du Vésuve dans des coupes en argent ciselées, des bols de verre aux reflets irisés. ». Pompéi disparut finalement dans une irrésistible catastrophe naturelle. Les autres cités de l’empire gardèrent ce haut degré de civilisation avant d’être balayées à leur tour par les invasions et les guerres. Sic transit gloria mundi. Fugacité de tout ce qui procède de la main de l’homme : c’est l’un des enseignements de l’ouvrage.
Marc-Aurèle, Constantin, Clovis et le gesta dei per francos, Charlemagne, l’invention de l’Occident, le miracle capétien et la continuité de l’Etat, l’âme de la croisade, Saint-Louis, Jeanne d’Arc, Louis XVI et Marie-Antoinette, la bataille de la Marne et ses héros immortels, Soljenitsyne, Hélie Denoix de Saint Marc le « passeur d’étincelle », Jean-Paul II, Benoît XVI, sont autant de figures, d’événements, d’aventures humaines prodigieuses et de repères chronologiques précieux : « l’histoire nous fait ressentir les émotions que provoquent les grands travaux des hommes, leurs grands exploits, leurs sacrifices, leurs revers de fortunes ; éprouver pour eux de l’admiration ou de la compassion. C’est dire qu’elle nous élève, aux deux sens du terme : elle nous éduque et nous soulève au-dessus de nous-même. En un mot, elle nous civilise ».
Notre auteur affirme à juste titre que « des Français, des Européens, des chrétiens sont en première ligne dans la diffamation de la France, de l’Occident et de l’Eglise ». Cette suicidaire propension à l’auto-détestation est moins le fait d’une haine de soi comme on l’affirme souvent que le résultat d’une folle passion narcissique de soi-même qui mine nos contemporains. Ceux-ci ne se haïssent pas eux-mêmes mais abhorrent leurs pères. Leur liberté hédoniste, leur émancipation totale et leur jouissance égoïste sont conditionnées à l’oubli de leurs pères et au dénigrement du passé. Si « l’âme humaine, affirme Aristote dans De anima, se distingue de l’animalité par son rapport unique avec le temps », l’animal quant à lui est enfermé dans le présent. Nous observons bien cette régression vers un stade animal qui vise à ériger le présent en unique réalité acceptable. Ce présent « omniprésent » prend le visage de la dictature de l’image, de l’instant, du plaisir, de la consommation compulsive, de l’émotion incontrôlée, et nous détourne du regard introspectif, rétroactif sur notre histoire, distancié qui seul permet de désirer une forme de sagesse et d’atteindre un plus grand degré de civilisation. C’est le fameux « après-vous » de Levinas qui définissait par cette invite la civilisation. Celle-ci offre en outre à s’exprimer en plénitude par le signe que l’on donne à l’autre de la conscience que l’on a de sa présence, de son existence. Le regard posé sur l’autre comme manifestation du lien qui nous unit en une même communauté de destin, d’identité et d’histoire.
Michel de Jaeghere a bien vu que c’est le virage libéral libertaire des années soixante qui nous a rendus « étrangers à toute lignée, tout passé, toute histoire, pour jouir sans entraves de notre propre vie ». Il pose la vraie question, en conclusion : « le prix à payer serait-il l’extinction de nos peuples et la disparition de notre culture ? » D’évidence, c’est le chemin de perdition qui semble nous aimanter et dont la seule issue est bien l’autodestruction de notre civilisation.