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Montherlant contre les fantômes

Montherlant contre les fantômes

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Texte publié une première fois pour l’excellente revue Livr’arbitres en 2020

Quelle impudeur dans le théâtre de Montherlant ! Les personnages portent eux-mêmes toute l’incohérence de l’être, son déchirement, son incarnation impossible. Montherlant organise la confession publique de chacun. Par la mise en scène de ce combat intérieur, Montherlant livre un combat contre tous ceux qui seraient étrangers à ces tiraillements de l’âme. Son théâtre est provocation en duel de tous ceux qu’il qualifie de fantômes par la bouche de ses héros, des humains vidés d’âmes, accommodés avec le monde. « Les êtres qui ne souffrent pas sont pour moi des fantômes. » dit Mademoiselle Andriot(1).

Ainsi toutes les caractéristiques de son théâtre sont des armes pour mener ce combat contre les fantômes. Chez Montherlant, il n’y a que les combats perdus d’avance qui méritent d’être menés, puisqu’ils ne servent qu’à se distinguer. Son théâtre est donc sans illusion. L’autre déçoit car il souffre trop peu, parce qu’il souffre mal. « Mes paroles avaient l’air de passer à travers un fantôme pour s’évaporer dans je ne sais quel monde (…) Vous êtes vide de tout, et d’abord de vous-même. » (Mademoiselle Andriot)(1).

Le combat implique un lyrisme ! Le propos des personnages de Montherlant oscille entre la crise métaphysique portée par un certain lyrisme et un moralisme exprimé avec recours à la raison et à la sagesse. Cette alternance est le combat d’un écrivain passant du moraliste au dramaturge, conscient que toute grande idée se dénature par l’expérience de la vie. Contrairement au théâtre populaire, il n’y a aucun archétype chez Montherlant, juste des personnes dans leur complexité, leur paradoxe. Des anti-héros donc.

Tout est grave chez Montherlant. Même les retards systématiques de la jeune fille dans Un incompris. La gravité est exagérée. Même si une solution parait raisonnable, les héros s’obstinent à considérer le moment dans sa radicalité la plus totale. Ainsi la pièce refuse-t-elle d’être un divertissement. A cause du manque de légèreté, le héros flirte d’abord avec le ridicule, ainsi entend-on : « Cessez cette comédie de froideur. » ou encore « Que les gens excessifs sont fatigants. »(2) Ce ridicule renforce l’entêtement du héros qui finira par épouser le sacrifice de s’exclure du monde. Pour Montherlant, l’homme est sa propre source de souffrance, « Chacun creuse sa tombe. »(2). Souffrez que je souffre semble être le lyrisme permanent de Montherlant.

Pour combattre ses fantômes, Montherlant se veut universel. Toutes les situations campées dans les pièces de Montherlant, quelle que soit leur époque, exposent des dilemmes universaux. Celui de l’amour non réciproque, celui de la maîtrise de ses passions, celui de donner un sens à l’insensé, à la vie. Si on évoque souvent le classicisme de Montherlant, il serait préférable de le remplacer par universalisme. Il échappe ainsi à l’écume de l’actualité pour livrer une leçon de philosophie, une réponse à l’énigme qu’est un homme. « Devant l’épreuve, on a toujours un premier mouvement de désarroi, avant d’avoir trouvé la position philosophique qui vous permette d’y faire front. »(3)

Montherlant a la tentative permanente du monologue. L’interlocuteur n’est qu’un prétexte à rendre public le monologue intérieur, la réplique n’en est qu’une relance car la contradiction est portée en son sein. Mademoiselle Andriot dit bien à Ravier : « Il y a tant d’hommes en vous ! »(1) On aurait presque envie de dire qu’il ne se passe rien d’autre que cette mise sur le devant de la scène du combat intérieur. L’intrigue est réduite à sa plus simple expression, une circonstance qui met en rapport des personnes avec un problème à résoudre : partir ou rester, consentir à un mariage, consentir à gouverner, etc. Et toute la pièce voit le monde désirer la soumission de la personne, et l’être se débattre avec le monde et lui-même. Le seul rebondissement se réalise dans la personne elle-même quand il tente de se mouvoir dans ce piège tissé qu’est la vie.

Dans son combat, les héros de Montherlant illustrent une volonté de s’élever, soit par l’exil, soit dans le sacrifice. Le but est de fuir tout compromis offert par le monde. Cette aspiration à l’idéal est une occasion de reproches formulés aux fantômes. Ferrante s’exprime ainsi : « Je vous reproche ne pas respirer à la hauteur où je respire. »(4) L’objectif de la vie n’est assurément pas le bonheur mais la noblesse. Et cette noblesse comme la sainteté est folie. Jeanne la folle serait « la voix de la vérité par la voix de la folie ».(5)

Dans son combat, Montherlant a parfois recours à la machine catholique(6) qu’il aime de l’intérieur, dans ses rouages philosophiques et métaphysiques. Il y voit l’instrument idéal pour mettre des mots et des concepts sur le combat de l’être avec son âme et sans doute l’instrument idéal pour donner un sens à ce combat, du moins littéraire. Le but est encore de se distinguer, pouvoir dire avec Ferrante « J’ai été bien meilleur et bien pire que le monde ne le peut savoir. »(4)

La question centrale du théâtre de Montherlant est donc de se débattre avec son âme. Mademoiselle Andriot déclare : « Il s’agit d’avoir, ou non, le goût des âmes humaines. »(1) Il s’agit de montrer comment être pleinement une personne, et il semble qu’on ne puisse l’être qu’en portant sa croix. En effet l’âme ne peut être que contrariée. Mademoiselle Andriot le résume ainsi quand elle déclare que Ravier est un refoulé, comme l’expression de sa distinction, elle précise : « D’ailleurs, ce qu’on refoule, cela n’a pas d’importance. Ce qui est important, c’est d’être un refoulé. »(1) Alors il y a une possibilité de s’élever, fut-ce par le sacrifice inutile : « Je vois l’abîme et j’y vais. »(4)


(1) Celles qu’on ne prend pas dans les bras.
(2) Le maître de Santiago
(3) Demain il fera jour
(4) La reine morte
(5) Le Cardinal d’Espagne
(6) La reine morte, Le cardinal d’Espagne, Port Royal, Le Maître de Santiago


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