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Opera Palas : Grand entretien avec Alain Santacreu (1)

Opera Palas : Grand entretien avec Alain Santacreu (1)

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Mauvaise Nouvelle : Cher Alain, vous êtes l’auteur de nombreux textes et essais sur la littérature et l’art et ce n’est pas tous les jours que vous publiez un roman, ou j’oserais dire un essai narratif, un roman politique, c’est-à-dire une aventure totale comme Raymond Abellio a pu nous en livrer. Le monde doit se lire et pour ce faire, l’écrivain doit relier les choses entre elles, tisser le corps du texte pour piéger tout ce qui prétend nous penser. Quel piège avez-vous tissé là ? Qui cherchez-vous à piéger ? Qui cherchez-vous à libérer et de quoi ?

Alain Santacreu : Je ne prétends piéger ni libérer personne, seulement faire prendre conscience de notre propre aliénation. Le piège entrevu dans Opera Palas ne se trouve pas dans le roman mais dans son lecteur. La perspective romanesque est inversée par l’acte même de la lecture. Le roman ne contient pas le piège mais il en révèle le lieu : la pensée du lecteur. C’est ainsi qu’un lecteur qui verrait dans Opera Palas un roman conspirationniste, homophobe et antisémite se piègerait lui-même puisqu’il n’affirmerait que sa propre aliénation. C’est ce renversement perceptif qui a fait dire à Marcel Duchamp que le regardeur faisait le tableau. Le même processus se produit dans le roman ; car regarder un tableau et lire un roman sont deux actes similaires qui renvoient au drame de la pensée humaine, cette intelligence interprétative qui s’éloigne de l’altérité du texte, cette conscience rétrospective qui se sépare de son objet. C’est donc notre lecture qu’il faut libérer de « ce qui prétend nous penser » — pour reprendre votre expression —  c’est-à-dire ce que j’entends par « littérature » ou, si l’on préfère adopter le terme de Guy Debord, le « spectacle ». Dans le roman, la libération du narrateur anonyme se présente comme une métanoïa, une traversée du miroir qui prend la forme du passage à travers le « Grand verre » de Marcel Duchamp.

La pensée de l’homme doit être « retournée », de telle façon que sa chair s’ouvre à la lumière et que l’animal humain se transfigure de prédateur en donateur. Ce piège romanesque du « retournement » doit être mis en relation avec le piège théologique de la sidération religieuse. Pour le christianisme primitif, tous les hommes ont été créés et sont prédestinés à la vision de Dieu. La différence est que les uns le percevront comme un feu consumant et les autres comme lumière pure, selon qu’ils accepteront ou refuseront l’amour désintéressé de l’agapé. Dieu aime tous les hommes également et sans distinction. Le piège réside dans l’eschatologie augustinienne que l’Église catholique a imposée à l’Occident. Du point de vue de Dieu, il n’y a aucune différence entre la damnation éternelle et la glorification éternelle, aucune récompense ni châtiment, tout dépend du regard de l’homme. La prédestination, le paradis ou l’enfer sont des inepties théologiques. La rétroversion de la vision augustinienne est un des thèmes qui sous-tendent le roman. Ainsi, de même que le piège théologique ne se trouve pas dans la Bible — le Livre — mais dans la lecture qu’en fait Augustin, le piège du roman provient de la lecture qu’en fait le lecteur : feu ou lumière ?

MN : Tout bon roman comporte une petite leçon de philosophie… Force est de constater que votre roman est le véhicule d’une thèse politique globale, le véhicule d’une sorte de récapitulation, d’une mise en cohérence d’événements historiques et politiques avec les écritures et le projet de Dieu, … Vous agissez de fait comme un prophète qui relit le passé pour le relier à nous et révéler la vérité qui y est contenue. Est-ce ainsi que vous avez agi ? Est-ce là votre exigence ?

AS : Quelle vanité et quelle fatuité si je me prétendais prophète ! Je préfère en appeler à Fontenelle qui, dissertant du progrès dans les sciences et les arts, accordait aux nains juchés sur les épaules de géants la capacité de découvrir parfois quelque perspective nouvelle. Voilà : je suis un de ces nains et les géants sont les livres et les peintures qui ouvrent la perspective romanesque d’Opera Palas. Les géants, ce sont les poètes, peintres, philosophes et romanciers qui ont créé les œuvres sur lesquelles je m’appuie : Antonin Artaud, Paolo Uccello, Martin Buber ou Marcel Proust et d’autres encore.

La prévision de Rimbaud dans sa Lettre du voyant : « La poésie ne rythmera plus l’action, elle sera en avant «, indique la similitude de fonction entre le poète et le prophète. Il s’agit d’écrire sans être écrivain : écrire contre la littérature. Le prophétès est « celui qui dit d’avance ». Cette grâce est donnée au poète comme au prophète parce qu’il ne sont plus dans le temps linéaire mais sont passés dans le temps circulaire de l’éternité : « Elle est retrouvée./ Quoi ?  – L’Éternité. / C'est la mer allée / Avec le soleil ». Rimbaud le dit explicitement : le soleil est le vrai dieu : Sol invictus. D’où l’importance dans le roman de ce nom « Abellio », le pseudonyme qu’avait choisi Georges Soulès en référence au dieu solaire celtibère vénéré dans les Pyrénées de ses ancêtres. Ce nom est le point focal du roman. Il signifie la victoire de la lumière sur les ténèbres, de l’amour sur la haine. « Abellio » représente le combat spirituel de la foi solaire contre la loi lunaire. Ce combat on le découvre, à travers le roman, dans des couples de forces antagoniques qui peuvent être aussi bien des personnages que des concepts, des évènements historiques ou des mythes religieux.

Le soleil offre ses rayons, sa chaleur et son énergie à toutes les créatures. Il représente l’amour absolu et désintéressé de l’agapè. Il donne aux choses leur couleur — aucun existant n’a de couleur par lui-même ; la lumière qu’il reçoit du soleil, il la renvoie sous la forme de radiations qui lui confèrent sa couleur singulière. Les êtres et les objets expriment par la couleur le degré de leur aptitude à recevoir la lumière. Le blanc renvoie tout, ne garde rien, donne tout ; le noir, à l’inverse, reçoit tout et ne donne rien. Voilà pourquoi l’échiquier, avec ses cases blanches et noires, est une métaphore spatiale d’Opera Palas. La partie qui se joue dans le roman concerne le sujet de l’Être. Tous les hommes ont la possibilité d’accueillir ou de refuser l’énergie du soleil d’éternité et de l’éprouver intimement comme leur propre sujet. En tant que pur sujet, je demeure présent intemporellement, non seulement en moi mais dans tous les vivants. Tel est le « Je » des poètes et des prophètes, celui de Mansur al-Hallaj et d’Arthur Rimbaud.

Le narrateur anonyme du roman en est son premier lecteur. C’est un personnage double : il est une âme dans un corps étranger, celui d’un autre prénommé Palas. Sa lecture est un mode opératoire pour procéder à la réunification de son être ; et, pour ce faire, il lui faut mourir à sa cérébralité individuelle, son « moi », pour retrouver la prééminence du cœur fraternel du « Je ».

MN : Lorsque vous finissiez la rédaction d’Opera Palas, vous annonciez sur Facebook la future parution par la mise en avant de différents romans et j’osai annoncer, fidèle à la logique de Maurice G Dantec que si tant de livres précédaient Opera Palas, c’est qu’il les contiendra tous. Et vous m’avez répondu : « Ce n'est pas vraiment que le roman les contiendra tous, cher Maximilien ; mais, plutôt qu'ils seront présents, tels de véritables personnages. Car ce sera un roman de lisant autant que d'écrivant. » Vous avez donc écrit le livre dont les romans sont des héros et les lisants des écrivants… Pouvez-vous nous expliquer ça ?

AS : Durant l’année qui a précédé la parution d’Opera Palas, j’ai proposé sur Facebook un genre de « teasing ». J’ai ainsi posté à intervalles plus ou moins réguliers 27 couvertures de livres, cités dans mon roman, dont chacune était souscrite par un extrait où apparaissait le titre de l’ouvrage concerné. Cela a pu provoquer la sensation fausse qu’Opera Palas pourrait se présenter comme une vaste bibliothèque où le lecteur passerait d’un livre à l’autre, en suivant une sorte de circuit narratif analogique. Vous conviendrez que ce n’est pas cela. Nous ne sommes pas ici dans cette logique de Maurice G. Dantec que vous avez suggérée.

Dans le cadre de notre échange sur Facebook, j’avais parlé de personnages pour désigner ces livres mais je pense qu’ils interviennent plutôt comme des « actants », c’est-à-dire des forces agissantes à l’intérieur du récit principal.

On relève dans le roman la présence de nombreux livres mais sous des formes variées et avec des fonctions différentes, selon l’ordre de leur apparition dans le texte. De ce point de vue, il faut distinguer trois grandes parties dans le roman. La première, la plus longue qui correspond à la moitié du roman, est constituée d’un récit linéaire rapporté à la première personne, sous la forme d’une narration ultérieure au moment de l’écriture ; puis, dans une deuxième partie, intervient une énonciation historique, avec l’effacement de cette instance narratrice et l’instauration d’un énoncé à la troisième personne, décrivant différentes périodes comme les événements tragiques de la guerre d’Espagne, en 1936, ou l’épisode de la révolte des marins de Cronstadt, en 1921 ; enfin, une troisième partie, la plus courte, puisqu’elle ne concerne que les tout derniers chapitres, voit le retour de la prééminence du « je » narratif et se révèle être celle du moment de l’écriture, de l’énonciation romanesque proprement dite.

Dans la première partie se concentrent de nombreuses citations de livres. Ce sont le plus souvent de brefs extraits ou même parfois seulement la mention du titre et de son auteur. Cette profusion d’ouvrages montre que le narrateur est un lisant dont l’écriture se nourrit de ses propres lectures. Dans le récit, tous ces livres jouent le rôle d’amorces anticipatrices de thématiques qui seront développées par la suite. Par exemple la citation furtive de quelques textes de l’Ayur Veda, au deuxième chapitre du roman, est l’amorce d’un long passage, qui ne surviendra que dans le dernier chapitre de la deuxième partie, sur le biotype endocrinien de certains groupes culturels ou religieux.

Dans la deuxième partie du roman, cette forme de citation d’ouvrages disparait pour laisser la place à quelques livres qui sont des mises en abyme du récit lui-même. Le plus important d’entre eux est le roman Gog et Magog de Martin Buber qui fait l’objet d’un long développement sur tout un chapitre. Dans la troisième partie, on retrouve une évocation profuse de livres qui sont des souvenirs récursifs de lectures du narrateur. Toutefois la mise en abyme est encore intensifiée, non seulement par la reprise des Aïeux de  Mickiewicz mais encore par la présence de descriptions picturales spéculaires.

Dans Opera Palas, les livres ont deux fonctions distinctes : une fonction d’amorce thématique dans la première partie du roman et une fonction de mise en abyme dans les deux dernières parties. Dans ce second mouvement, les livres remettent en question la linéarité narrative, ils deviennent des miroirs internes qui réfléchissent le roman qui les contient, plongeant le lecteur dans un espace fractal qui assimile l’acte de la lecture à une traversée du miroir. L’écriture du roman se découvre finalement comme un mode opératoire de lecture. Ayant traversé le livre, le lecteur se retrouve devant la couverture du livre qu’il va ouvrir.


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