Opera Palas : Grand entretien avec Alain Santacreu (2)
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Mauvaise Nouvelle : J’ose une question courte de néophyte : pourquoi la guerre d’Espagne ? Pourquoi ce lieu, cet événement qui consacra la mort du communisme libertaire, permet-il de comprendre le monde, notre place dans ce monde ? Pourquoi l’histoire s’est-elle arrêtée en 1936 ? Le roman (de la fin) a-t-il la fonction de nous faire revenir dans l’Histoire, contrairement à la littérature qui ne chercherait qu’à nous maintenir dans notre propre mythe ?
Alain Santacreu : L’embryon du roman est une phrase de George Orwell « Je me rappelle avoir dit un jour à Arthur Koestler : L’histoire s’est arrêtée en 1936. » Orwell écrit ces mots en 1942, dans un article intitulé « Looking Back on the Spanish War » (Réflexions sur la guerre d’Espagne). Dans Opera Palas, Orwell adresse les mêmes paroles à un destinataire fictionnel : Julius Wood. Orwell, Koestler et Wood sont journalistes et ils n’ignorent pas qu’un événement n’est jamais relaté avec une totale objectivité dans les journaux. Mais Orwell révèle un phénomène radicalement nouveau, celui du viol médiatique de la vérité : « En Espagne, pour la première fois, j’ai vu des articles de journaux qui n’avaient aucun rapport avec les faits, ni même l’allure d’un mensonge ordinaire. » Voilà : la guerre d’Espagne marque l’irruption dans le monde médiatique d’un mensonge plus grand que le mensonge, un mensonge qui se substitue à la vérité objective.
En 1936, contrairement à l’information unanimement répercutée par toute la presse internationale, les ouvriers et paysans espagnols ne se soulevèrent pas contre le fascisme au nom de la « démocratie » ni pour sauver la République bourgeoise ; leur résistance héroïque visait à instaurer une révolution sociale radicale. Les paysans saisirent la terre, les ouvriers s’emparèrent des usines et des moyens de transports ; et, si beaucoup d’églises furent saccagées, ce fut parce que le peuple savait, dans son âme et son corps, que l’Église espagnole était le socle séculaire de toutes les formes de pouvoir et d’oppression.
Obéissant à un mouvement spontané, très vite soutenu par les syndicats de la CNT et de l’UGT, les ouvriers des villes et des campagnes opérèrent une transformation radicale des conditions sociales et économiques. En quelques mois, une révolution communiste libertaire réalisa les théories, préconisées par Proudhon et Bakounine, de l’anarchisme socialiste. C’est cette réalité révolutionnaire que la presse antifasciste internationale reçut pour mission de camoufler. À Paris, à Londres, comme à Washington ou à Moscou, la communication de guerre passa désormais par le storytelling, la « mise en récit » d’une histoire qui présente les événements à la manière que l’on veut imposer à l’opinion.
L’apparition fugace dans Opera Palas d’un personnage comme Walter Lippmann n’est pas anodine, comme vous pouvez vous en douter. Les théories de Lippmann ont produit le saut qualitatif du journalisme à la propagande politique. Il fut l’un des grands concepteurs de la démocratie libérale telle que nous la connaissons aujourd’hui. Il affirme que l’opinion publique doit être façonnée par une classe de « spécialistes » car le peuple, qu’il nomme le « troupeau dérouté », est incapable de saisir la notion de bien commun. Étrangement, cette conception de Lippmann rappelle celle de Lénine et de son avant-garde d’intellectuels qui prétendaient conduire les masses stupides vers un avenir qu’elles ne pouvaient concevoir par elles-mêmes. C’est à partir de ces prémisses idéologiques qu’il nous faut comprendre l’action conjuguée de la démocratie libérale et du communisme soviétique contre le peuple révolutionnaire espagnol.
Si l’on concède aisément que la guerre civile de 1936 fut un champ d’expérimentation pour la technologie et la stratégie militaires, on occulte le plus souvent qu’elle fut aussi une guerre totale de l’information menée conjointement par les démocraties libérales et le soviétisme stalinien. Avec la guerre d’Espagne, l’information devient un espace de combat, un véritable théâtre d’opération. En 1936, se produit le renversement de la fameuse formule de Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens » ; la politique se transforme en propagande, en une guerre perpétuelle de désinformation et de manipulation des peuples qui tente de les maintenir dans une fiction permanente.
Le « troupeau dérouté » doit rester spectateur, sans aucune prise sur l’histoire. Cependant, dire que l’histoire s’est arrêtée ne signifie pas qu’elle ait disparu. La lutte n’est jamais terminée car le « troupeau dérouté » n’est jamais parfaitement dompté. L’histoire a été éclipsée, enfouie sous la trame de la fiction littéraire mais elle perdure souterrainement et la fonction du roman est de la réactiver. Telle est la finalité ultime de l’écriture romanesque et c’est ainsi qu’il faut entendre l’expression « roman de la fin » que le narrateur utilise pour caractériser Opera Palas. Il s’agit de prendre à rebrousse-poil le fictionnel pour faire émerger la part occultée du factuel. Cette praxis romanesque s’apparente au déroulement d’une partie d’échecs. Le dernier chapitre du roman reproduit d’ailleurs une partie d’échecs qui dure 27 coups, le nombre de chapitres du livre.
Durant la Guerre d’Espagne, l’humanité s’est trouvée placée devant l’alternative de deux socialismes qui représentaient deux visions de la vie et de l’humanité : celui de Moscou ou celui de Barcelone ; et, parce que Moscou a vaincu, le monde est devenu celui que nous connaissons aujourd’hui.
MN : Duchamp, Jean-Paul II, Manuel Valls, Artaud, Jean-Marc Rouillan… Nous croisons dans votre roman des personnages réels, nous faisons des allers-retours dans le temps pour les rencontrer quand nous nous abîmons en narration de vos propres héros, et cette intrusion de ces héros « de l’actualité » dans une œuvre romanesque nous donne le vertige. On a peur de comprendre tout en s’entêtant à ne rien comprendre… De quel complot s’agit-il ? L’écrivain aurait-il tout compris ? Tout écrit ? Avez-vous posé un point final en achevant ce livre ?
AS : Les personnages réels qui entrent en relation avec les héros fictifs du roman peuvent avoir des statuts différents. Marcel Duchamp a un rôle diégétique essentiel puisque la trame narrative tourne autour de son « Grand verre ». Par contre Valls n’intervient dans le texte que par un collage de son discours sur « l’accueil des réfugiés en France et en Europe » mis en parallèle avec une description des camps d’internement des réfugiés espagnols en France.
La compénétration des personnages fictifs et réels est déstabilisante car chaque lecteur a déjà une image préconçue des « héros de l’actualité » et son « vertige » provient du démasquage de ces figures médiatisées. En même temps, ce trouble engendre chez lui le soupçon d’une autre réalité qui lui aurait été cachée. L’invention romanesque, démunie de tout ancrage historique, dérive nécessairement vers toutes les formes de négationisme historique. La matière complotiste est devenue un ingrédient du roman postmoderne, comme voudrait le montrer, dans Opera Palas, la séquence sur l’empire khazar et sa filiation azkhénaze qui est une parodie de la littérature conspirationniste. Il se trouvera, bien évidemment, un type de lecteur assez crédule pour adhérer à cette mystification, de même qu’il y en aura un autre pour ne pas y adhérer. Chacun d’eux adhère ou rejette à partir d’une fiction littéraire qui lui tient lieu de vérité.
Il y a une réalité ontologique du complot qui est celle que l’apôtre Paul nomme « mystère d’iniquité » : le complot contre la réalisation de l’humain. Car l’homme n’est pas achevé et sa vocation est de se réaliser à l’image et à la ressemblance de Dieu. Tous les autres complots sont des inventions, des leurres littéraires qui ne visent qu’à faire oublier ce complot ontologique. On se rappelle l’avertissement de Baudelaire : « La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu’il n’existe pas. » Les mandarins de l’État construisent de belles théories pour nous persuader qu’il n’existe aucun complot. Mais, de même qu’il n’y a de terrorisme que d’État, il n’y a de complot que d’État. Cela est explicitement dit dans le roman : les Protocoles ne sont évidemment pas un complot judéo-maçonnique mais ils sont un complot d’État — de l’État au sens générique, qu’il soit russe ou français, tsariste ou républicain.
Il nous faut être plus rusé que le Diable, de façon que sa ruse se retourne contre lui. Le fascisme est une forme de terrorisme d’État et l’antifascisme participe de cette dialectique de la terreur imposée au peuple. Il suffit de citer ce passage des Écrits corsaires de Pasolini : « Ce que l'on appelle antifascisme, est soit naïf et stupide, soit sert de couverture et n’est que mauvaise foi. On peut dire, sans hésitation, que le vrai fascisme, c'est le pouvoir » Tout est dit ! mais il faut ajouter ceci : Dieu n’a aucun pouvoir parce qu’il n’est qu’amour. Voilà pourquoi, bien qu’il soit l’enjeu absolu de la partie, le roi aux échecs est presque sans pouvoir.
Ontologiquement, l’émergence de la littérature est liée à la fin du prophétisme hébreu. Après l’édit de Cyrus qui permit aux judéens de retourner dans leur patrie, les prophètes disparurent de la communauté juive et ce furent les scribes qui se chargèrent de fixer le canon des livres sacrés. Ce sont ces Tanaïm que Jésus-Christ apostrophera ainsi : « Malheur à vous, les légistes, parce que vous avez enlevé la clef de la science ! Vous n’êtes pas entrés, et ceux qui voulaient entrer, vous les en avez empêchés ! »
Par ses prophètes, Dieu révèle aux hommes la voie de leur réalisation mais cette voie est volontairement obstruée par le complot ontologique et ses sbires, les « littératueurs », comme les appelle mon ami Thierry Jolif. Israël, c’est l’homme réalisé, celui qui, tel Jacob, s’est libéré des écorces du vieil homme des mères en osant se confronter à Dieu ; car, d’un certain point de vue, ce qui se joue dans Opera Palas, sur l’espace noir et blanc d’un échiquier rhétorique, c’est le combat de Jacob avec l’ange où Jacob reçoit le nom d’Israël.
Certains se demanderont pourquoi l’herméneutique contrelittéraire s’inspire exclusivement de l’imaginaire biblique et semble étrangère à l’âme odysséenne. Cela est pourtant très clair : il n’y a pas eu de prophétisme hellène.
Ai-je posé un point final en achevant ce livre ? À la fin du roman, le narrateur s’ouvre au silence du cœur ; et, en ce sens, Opera Palas est ouverture vers une quatrième dimension de l’écriture : la correspondance poétique de l’icône.
MN : J’aimerais désormais évoquer la structure de votre roman, puisque rien n’est laissé au hasard, et que chaque chapitre est numéroté selon les 27 lettres de l’alphabet kabbalistique et porte un nom qui fonctionne comme une énigme et plus exactement, peut-être, une réponse pour laquelle il faut déterminer la bonne question. Est-ce cela Opera Palas, une forme d’enquête, de recherche de la vérité à travers des indices judicieusement placés dans le texte ? Est-ce l’art du romancier de savoir placer ces indices dans le labyrinthe, de « témoigner de faits réels, aussi étranges puissent-ils paraître » (Opera Palas, p. 66), de faire du réel une légende ?
AS : L’alephbeth hébraïque est une figure structurante d’Opera Palas. Il est heureux que vous l’appeliez « alphabet kabbalistique » car c’est dans le sens mystique que ses 27 lettres interviennent dans le roman. La kabbale enseigne que chacune d’entre elles est une émanation vibratoire de la lumière incréée et que le Verbe a créé le monde en procédant à leurs combinaisons.
Chaque lettre correspond à un nombre, ce qui permet les procédés exégétiques de la guematria. Selon cette méthode kabbaliste, deux mots de même valeur numérique entrent en correspondance symbolique.
L’alphabet hébreu représente, en quelque sorte, le corps de Dieu dont chaque individu est une combinaison essentielle à l’harmonie du Tout. Dans la Torah, l’ensemble des individualités est désigné par le nom « Israël » dont l’addition des lettres donne 64, c’est-à-dire le nombre des cases d’un échiquier.
Dans la guematria, les mots d’une valeur numérique identique sont considérés comme étant une explication l’un de l’autre, et cette théorie est étendue aux phrases. Dans le roman, l’extrapolation de cette combinatoire des lettres aux chapitres, dont les titres reprennent l’ordre alphabétique, bouleverse la linéarité de la lecture. L’ordre des chapitres n’obéit plus nécessairement à l’agencement donné mais ouvre d’autres possibilités de combinaisons qui suscitent la recherche de ce que le narrateur appelle « la perspective romanesque » de son récit.
Il y a là une première forme d’« enquête » qui concerne le livre lui-même. Un deuxième type d’« enquête » s’applique parallèlement au narrateur à partir de la lettre sacrée qui est le sceau de sa personne, une lettre dont il nous apprend, dès l’incipit, qu’elle se raconte en lui et qu’il ne la reconnaîtra qu’à l’instant de sa mort.
De nombreux indices montrent que cette lettre est le Shin, la 21e lettre de l’alephbeth. La kabbale parle d’une fonction thérapeutique où chaque lettre peut être employée pour guérir une déficience organique ou énergétique. Cette donnée permet de comprendre la séquence du roman qui analyse les conséquences psychiques de la circoncision dans l’alliance du peuple juif avec YHWH. D’autre part, cette lettre Shin pourrait aussi être mise en relation avec la figure récurrente du fou qui nous renvoie à la 21e carte du tarot, appelée aussi le Mat.
Les correspondances et mises en coïncidence sont des données fondamentales de l’écriture du roman. Elles dévoilent cette quatrième dimension qui fascine le personnage de Marcel Duchamp.
On ne peut percevoir la réalité d’une dimension qu’en nous en extrayant — par exemple, la bidimensionnalité d’une page écrite n’est perceptible que depuis notre troisième dimension. La mise en coïncidence de deux événements socio-historiques obéit à cette règle : on ne peut les saisir qu’en sortant de la dimension temporelle dans laquelle ils adviennent. Mettre en coïncidence la naissance du spiritisme et le Manifeste du Parti communiste, à partir de leur date de congruence, 1848, n’est concevable que selon une pensée « irrationnelle ».
Les liens de l’intertexte romanesque peuvent aussi entrer dans cette logique de coïncidences qui se présente comme une véritable poétique de la relation. On ne peut penser la quatrième dimension qu’en extirpant le moi de son cerveau pour le transférer dans son cœur — dont la dimension n’est pas seulement biologique mais aussi spirituelle.
Une figure de style joue aussi un rôle essentiel dans la structuration du roman, il s’agit de l’ekphrasis qui est l’évocation, enchassée dans le récit, d’une œuvre d’art. Dans Opera Palas, on rencontre cette figure sous deux formes : musicale et picturale.
L’ekphrasis musicale apparaît avec L’arietta de la sonate pour piano no 32 en ut mineur, opus 111 de Beethoven. Cet « adieu à la sonate », selon la formule de Thomas Mann dans son Docteur Faustus, donne sa tonalité et son tempo au roman et suggère le processus initiatique qui s’amorce dans l’âme du narrateur.
L’ekphrasis picturale est constituée d’un ensemble de trois peintures : « La chasse nocturne », tableau de Paolo Uccello ; « Le Miracle de l'hostie profanée », prédelle en six panneaux du même Paolo Uccello ; et une icône, peinte par Eugraph Kovalevsky, intitulée « L’Agneau de Dieu et les deux saints Jean ». Je ne parlerai ici que du premier tableau de Paolo Uccello.
La première partie narrative du roman se clôt par la description de « La chasse nocturne » qui se situe exactement au milieu du livre. La particularité de cette peinture est qu’elle ouvre deux perspectives au regard de l’observateur. La première est la perspective centrale où l’on voit des piqueurs et des lévriers rabattrent, vers le milieu du point de fuite, de jeunes cerfs affolés. Sur la droite du tableau d’Uccello, on aperçoit une seconde perspective extravagante, une ligne de fuite latérale qui s’identifie au cours d’eau rectiligne d’une rivière. Cette perspective en contradiction avec le pôle central découvre une dimension déroutante qui, dans le texte, va déconcerter le lecteur, dès le début de la deuxième partie et l’irruption de l’énonciation historique sur la guerre civile espagnole. Ce déroutement est d’autant plus saisissant qu’apparaissent des dialogues déterritorialisés. Qui parle et d’où parle-t-il ? L’absence de tout déictique n’apporte aucun indice au lecteur. Ce procédé d’apparition de dialogues sans lieu, comme « omniscients », se poursuivra jusqu’à la fin de la seconde partie.
Au niveau du contenu, et non plus de la structure, le lecteur pourrait être aussi décontenancé par l’avant-dernier chapitre consacré au slavophilisme d’Alexis Khomiakov. Mais, outre que l’épigraphe du roman est une phrase de Khomiakov et qu’ainsi se produit un rebouclage structurel, ce chapitre vise à montrer que, d’un point de vue métaphysique, c’est l’esprit même du slavophilisme que les soviétiques étaient venus éteindre lors de la guerre civile de 1936 en Espagne.
De même que les pièces d’un jeu d’échecs n’ont pas de signification séparément mais en fonction d’une stratégie d’ensemble, Opera Palas génère pour le lecteur un intertexte dont l’opérativité vise à provoquer sa mise en vertige afin qu’il se dépouille des « écorces » qui obstruent ses yeux.