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Opera Palas : grand entretien avec Alain Santacreu (3)

Opera Palas : grand entretien avec Alain Santacreu (3)

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Propos recueillis par Maximilien Friche

Mauvaise Nouvelle : Cher Alain, vous avez dirigé pendant des années la revue Contrelittérature et nous sommes quelques-uns (pas nombreux) à nous poser la question si nous pouvons être contrelittéraires ou juste nous contenter de combattre l’horizontalité de la littérature. Vous écrivez dans Opera Palas « "Pour en parler, il faut en avoir été, ne fusse qu’en rêve…" oui pour le savoir, il faut le vivre, c’est-à-dire accepter de se perdre, et déposer patiemment les guenilles de l’ego, et descendre, et servir : tout croire pour tout espérer. En rêve, je peux dire, j’en ai été. Je suis le pénitent faisant mémoire de son sacrifice. » ( ibid. p. 51) La littérature est donc un mémorial ? C’est en ça qu’elle est sacrificielle ? L’écrivain est une créature de Dieu, vous avez donc « reçu un ordre, impossible de vous débiner » (ibid. p. 53) ? Avez-vous écrit ce roman sur ordre ?

Alain Santacreu : J’ai repris dans le texte du roman, pour les trois seules occurrences où le mot apparaît, la graphie « contre-littérature » telle que l’écrivait celui qui m’a transmis le mot, le poète et romancier Jean Parvulesco. Ce mot désignait à ses yeux le combat pour l’être. Je comprends aujourd’hui que ce combat prime avant tout. La réalité, c’est la réalité de cette guerre sainte, la confrontation antagoniste des forces en présence. Le roman, même s’il se dit « de la fin », ne peut se départir de sa nature dualiste, il n’est pas le lieu de l’équilibre des contraires mais théâtre d’opération, au sens militaire du mot. Le symbolisme du jeu des échecs, dont j’ai dit l’importance dans la structure du roman, renvoie à cette tradition guerrière. Cependant, si l’on veut participer à ce combat, il faut oser traverser le miroir, passer de la troisième à la quatrième dimension ; car, si le combat a lieu dans la troisième dimension, avec les mots de la troisième dimension, la victoire ne s’offrira qu’à ceux qui ont déjà envisagé, « ne fusse qu’en rêve », la quatrième dimension et décidé en pleine conscience de revenir pour participer au dernier combat.

Un livre est un acte et, une fois publié, pas même Dieu ne peut faire qu’il n’ait pas été écrit. Tout ce qui a eu lieu, l’acte le plus pur comme le plus vil, est éternisé par la linéarité du temps, dans cette fatalité que les grecs nommaient ananké. J’ai donc écrit ce roman parce que cela devait se faire. Maintenant qu’il est écrit, cet acte pourrait devenir métaphysique si le livre entrait réellement en relation avec son lecteur, qu’une rencontre avait lieu, et qu’il s’établissait entre eux ce type de relation que Martin Buber caractérise par le mot « Je-Tu » par opposition au mot « Je-Cela » ; alors le roman trouverait son ordre véritable et le terrible silence de l’ananké serait verbifié. Ce type de lecture est toujours un renversement, une réponse qui précède la question. C’est pour cela que les figures corrolaires de la circularité et du renversement sont omniprésentes dans le roman. La linéarité de l’ananké ne peut être trouée que par la circularité de l’agapé. Seul l’amour désintéressé et non égoïste peut nous libérer des forces de destin : rien n’est écrit avant d’être lu.

L’horizon d’attente d’un lecteur qui a connu la revue Contrelittérature est différent de celui qui ne l’a jamais lue ; mais cela importe peu car, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’opérativité de l’écriture romanesque consiste à mettre à jour un lecteur vierge de lectures. Votre question, cher Maximilien, est donc celle d’un lecteur piégé ; mais j’y répondrai en toute confraternité car je ne suis pas plus que vous un délivré vivant de la littérature. Comme vous, en tant que contrelittéraire, je suis un personnage entre Narcisse et Ulysse.

Le mythe de Narcisse dévoile le destin de l’homme qui s’identifie à son propre moi. Tant que Narcisse se contemple dans l’eau — où le ciel se reflète — il  demeure dans son état bio-psychique mais, à l’instant où il se confond avec sa propre image et qu’il se penche pour l’embrasser, à cet instant il tombe et se noie. Narcisse tourne le dos au ciel, son image accapare sa conscience. Telle est cette posture très commune chez les gens de lettres : la vanité, l’amour infantile de soi-même, l’hypertrophie du moi, l’inépuisable passion d’être son propre sujet, de se raconter, de se donner l’illusion de son importance. L’acte contrelittéraire repose sur une logique antagoniste du moi : la désappropriation, la mort à soi-même, ce que Paul nomme kénose. Car le combat est d’abord un combat contre notre moi, ce faisceau de personnages qui jouent notre rôle sur l’écran psychique de nos vies. L’étymologie de Narcisse est éclairante : « Narké », en ancien grec, est la raie-torpille, un poisson qui engourdit celui qui le touche. Narcisse est tellement fasciné par sa propre image, l’illusion de son moi, qu’il se trouve plongé dans une sorte de torpeur, d’auto-hynose immersive.

Ce chemin qui va de Narcisse à Ulysse nous l’avons emprunté, nous qui nous reconnaissons contrelittéraires, parce que nous n’avons jamais tourné le dos au ciel ; nous avons attendu que le soleil assèche l’eau sur laquelle nous nous étions penchés et nous avons relevé la tête. Nous ne sommes déjà plus Narcisse mais pas encore Ulysse. Nous nous éloignons peu à peu du monde de l’apparence et nous entrevoyons au loin le monde de l’apparition.

Ce chemin vers la vérité est celui dont parle Parménide dans son poème. Conduit par les « cavales célestes », les « filles du soleil », le poète se retrouve devant la déesse de la Vérité. Elle lui révèle que le chemin par lequel il est parvenu juqu’à elle n’est pas donné à tous les hommes. Il n’y a que deux chemins, celui de la vérité (alèthia) ou celui de l’opinion (doxa), la voie de Narcisse ou celle d’Ulysse.

Le chemin d’Ulysse est un retour à sa terre originelle. Pour entreprendre ce voyage vers le pays natal, il faut être mort à soi-même. C’est pourquoi, au cyclope qui lui demande son nom, Ulysse répond : « je m’appelle Personne ». Le nom du cyclope, Polyphème, désigne un bavard, quelqu’un qui parle sans arrêt. Polyphème est une personnification caricaturale de notre psyché parlante. Ulysse en tuant le cyclope se libère de son moi et s’ouvre à un état de conscience libérée. Alèthia est le nom de cette lumière de l’être en laquelle baigne la  parole poétique vidée de l’image de soi.

Se détourner du chemin de Narcisse est l’acte contrelittéraire qui enclenche le combat contre l’horizontalité de la littérature ; mais pour opérer la verticalisation de la littérature, il faut que les « filles du soleil » nous conduisent sur le chemin d’Ulysse. Il est possible que le narrateur anonyme d’Opera Palas, à la fin du roman, découvre cette voie.

Ai-je écrit ce roman « sur ordre » ? Je vous répondrai par cette confidence : dès que ce livre est paru, je suis allé le déposer au pied d’une Vierge à l’enfant, dans une petite église d’un village de France.

MN : J’aimerais finir cet entretien par une scène du livre que je trouve « phare », cette scène où un ange dépose l’hostie sur la langue d’une jeune fille avant que le narrateur pris d’une nausée soudaine se mette à « rendre » le roi blanc d’un échiquier… J’aimerais même livrer ici ce passage en lecture aux abonnés de MN. Cette scène est d’une grande force symbolique mais également d’une grande poésie. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez imaginé cette scène ? Quel rôle joue cette scène dans votre roman ?

AS : Après avoir traversé le « Grand verre », le narrateur anonyme et son initiatrice se retrouvent dans une basilique, demeure royale du Christ glorieux. Sans doute est-ce la période pascale, comme semble l’indiquer la profusion des bougies et des cierges. L’hostie sacrée apparaît miraculeusement sur la langue de la dame, alors qu’aucun prêtre n’est présent pour lui administrer la communion. Vous dites que c’est un ange qui la lui apporte mais le phénomène reste invisible. L’hostie survient d’une « quatrième dimension », ressentie comme un au-delà de la vue, dont l’hostie serait la projection tridimensionnelle visible.

Le miracle eucharistique de cette scène doit être mis en parallèle avec celui décrit par l’ekphrasis picturale de la célèbre prédelle de Paolo Uccello, Le Miracle de l’hostie profanée.

Dans cette peinture, commanditée en 1472 pour l'oratoire de l'église d’Urbino, Uccello met en images, à travers un polyptique de séquences successives, la profanation par un usurier juif d’une hostie que lui a apportée une femme chrétienne pour récupérer son manteau laissé en gage. Tailladée, clouée, jetée au feu, bouillie par le profanateur, l’hostie demeure intacte et se met à saigner.

Uccello s’est inspiré d’un récit historique appartenant à un corpus de textes de propagande catholique. Il s’agit d’un évènement qui aurait eu lieu à Paris en 1290. Après le concile de Latran, l’Église mit en place un dispositif fictionnel, un véritable théâtre eucharistique dans lequel les juifs médiévaux étaient enrôlés pour illustrer la réalité de la transsubstantiation des espèces.

La profanation de l’hostie par l’usurier juif est une fiction présentée comme réalité historique. L’épisode est localisé et daté. On l’appelle le « Miracle des Billetes », du nom de la rue où les faits se seraient déroulés.

La femme qui a vendu l’hostie représente non seulement une figure féminine de Judas Iscariote mais est aussi la personnification, voilée ou inconsciente, de l’Église qui a failli à sa mission pour se prostituer aux puissances de l’argent.

À la femme vénale de la prédelle d’Uccello s’oppose la dame de la Basilique. Elle s’identifie à la Vierge Marie, la femme couronnée d’étoiles dont parle l’Apocalypse : « Un signe grandiose apparut dans le ciel : une femme, ayant le soleil pour manteau, la lune sous les pieds, et sur la tête une couronne de douze étoiles. » (Ap. 12, 1)

Si l’Église humaine a failli, l’Église céleste demeure. Elle est celle de tous les déifiés qui constituent le corps glorieux du Christ. La Vierge, reine des saints, partage la royauté du Christ.

Durant la séquence, la dame qui symbolise l’Église invisible se volatilise et sa disparition provoque l’extériorisation miraculeuse du « roi blanc » par le narrateur . Cette scène est le creuset de l’œuvre alchimique — la réalisation du double, le Rebis — qui se joue dans le corps du narrateur et donne son titre au roman : Opera Palas.

Dans la scène de la Basilique, se produit un couplage de miracles. Le premier est l’apparition miraculeuse de l’hostie et le second est l’expectoration par le narrateur du « roi blanc » de l’échiquier. L’hostie est ingurgitée et le « roi blanc » expectoré, ce sont deux mouvements complémentaires d’un même processus opératif.

Le roi et la reine, le narrateur et sa dame, représentent les principes masculin et féminin, le soufre et le mercure alchimiques. En Inde, le mercure volatil est la semence de Shiva à qui l'on consacre des linga mercuriels. Le « roi blanc » expectoré dans une cinéfaction abondante s’apparente au lingam shivaïste et à la cendre sacrée (vibhuti).

Je me suis inspiré pour écrire cette scène de deux figures saintes appartenant à deux traditions religieuses différentes : le grand avatar indien Swami Premanda et la mystique catholique Yvonne-Aimée de Malestroit.

Quel rôle joue cette scène ? Je transposerai au roman ce que disait du cinéma Ingmar Bergman : « Chaque film comporte un moment de contact, de communication humaine, un moment très bref — mais c’est le moment crucial. » (Ingmar Bergman. Interviews, University Press of Mississipi, 2007, p. 45-46.) Cette scène du miracle eucharistique, parce-qu’elle contient ce moment bref et crucial, est la scène « phare » d’Opera Palas.

C’était une basilique, toute fleurie de roses en feu et trouée de verres en ignition. Nous nous trouvions en bas des marches d’un autel en bronze où miroitaient des buissons de cierges, adossé à un retable immense en marbre de Carrare. Au milieu, l’ostensoir reposait sur un thabor dont le plateau était soutenu par deux anges.

Je remarquai qu’elle s’était agenouillée ; et, les mains jointes, elle priait. Je m’agenouillai à ses côtés. À la lueur des cierges, sa peau était devenue presque translucide, estompant la ligne de son profil d’où ressortaient la flamme de ses yeux et l’incarnat de ses lèvres.

Un long moment s’écoula. Il me sembla percevoir les notes d’un piano, la voix et le rire d’une jeune fille. Lorsque je la regardai de nouveau, je fus bouleversé en apercevant ses pupilles démesurément dilatées. Elle ne me voyait pas, l’extase abolit le regard. Je m’aperçus que sa langue était sortie comme pour recevoir l’hostie. J’éprouvai une étrange compassion pour elle car il n’y avait aucun prêtre et mes yeux s’embuèrent de larmes. L’attente devint interminable. Mes yeux étaient rivés à sa langue qui palpitait, s’allongeait, se soulevait, laissant apercevoir les saillies roses des papilles. Soudain, une hostie d’une blancheur immaculée apparut, délicatement posée sur le sillon médian ! J’eus le temps de la distinguer quelques secondes, avant qu’elle ne refermât la bouche. Je ne cessai de la regarder jusqu’à ce que l’entendis déglutir.

Je suffoquais. Mes poumons étaient en feu. Je ressentis comme un goût de cendres dans la bouche. Je me courbai et expectorai dans mes mains qui se couvrirent d’une substance blanche et cendreuse. J’aurais voulu crier, mais aucun son ne sortait, mon souffle produisait une cinéfaction ininterrompue. Je fus bientôt englouti sous un nuage de poussière cendrée, un brouillard aveuglant qui me fit perdre tout repère. J’essayais de me déplacer, les bras tendus, je me heurtais à des objets – sans doute étaient-ce les stalles dis-posées dans le chœur ? mais aucun bruit ne retentissait, les chocs étaient amortis, tout était devenu feutré, ouaté, comme dans un paysage de neige.

Peu à peu ma terrifiante halenée se calma et ce fut alors que je ressentis une douleur fulgurante dans le ventre. Une boule remonta dans mon œsophage jusqu’à ma bouche. La chose se trouvait enveloppée dans une poche placentaire que j’essayais de déchirer avec ma langue. Lorsque j’y parvins, au bout de longues minutes, je déglutis le placenta et crachai dans ma main un petit objet imbibé d’un liquide blanc, glaireux avec quelques filaments de sang rouge, qui vibra quelques instant dans ma paume, avant de durcir et prendre forme. Je le pris entre mes doigts et je reconnus, stupéfié, le roi blanc de l’échiquier.


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