Rééducation nationale
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Nous avions déjà chroniqué l’excellent roman L’homme surnuméraire de Patrice Jean. Dans son nouvel opus, Rééducation nationale, l’auteur met en scène de façon hilarante et satirique les tribulations d’un jeune professeur de littérature, Bruno Giboire, fraîchement titularisé au sein du Lycée Malraux. Idéaliste, pétri de pédagogisme, Giboire se heurte moins à la résistance d’élèves peu soucieux du savoir qu’à la morale dominante de la plupart de ses collègues. Tous les coups sont ainsi permis entre les rares réactionnaires et les nombreux progressistes. L’apogée du combat a lieu alors que le premier trimestre n’est pas encore achevé : la salle des profs s’échauffe au sujet de la vente d’une statuette khmère pour… financer un atelier pédagogique et citoyen.
La première inspection dont fait l’objet Giboire doit l’aider à aller plus loin dans sa vision de déconstruction des savoirs traditionnels. S’il se targue timidement auprès de l’inspecteur d’avoir étudié avec ses élèves un poème d’une femme noire et lesbienne, ce dernier lui rétorque : « Affermir le savoir de certains élèves ! rectifia Mortier… Car les élèves défavorisés, eux, ne bénéficieront pas de l’aide parentale, ni même d’un bureau pour faire leurs devoirs ! Il faut que cesse absolument ce scandale du travail à la maison… L’école est avant tout destinée à lutter contre les inégalités, c’est son premier devoir, sa mission, sa raison d’être ! Il est inutile, de surcroît, d’insister sur les savoirs : les élèves ont bien le temps de s’approprier des connaissances. Il faut qu’ils acquièrent des savoir-faire et des savoir-être… Tout est sur Internet ! A quoi bon encombrer leur tête de connaissances qu’ils retrouveront, en un clic, sur un écran d’ordinateur ? Et puis, il y a aussi les livres, même si, pour ma part, je pense qu’il faut manier l’objet-livre avec prudence, ne pas le mettre sur un piédestal, ne pas tomber dans l’élitisme… C’est le risque de notre discipline : croire que la littérature est plus importante que d’autres formes d’expressions artistiques, comme le rap, les slogans publicitaires, les tweets, le slam, les tracts, les tags, le hip-hop, l’improvisation théâtrale, le mime, les cracheurs de feu, la coiffure, la mode, le piercing, tout ce qui enrichit l’existence : la vie est une fête ! J’aime quand les élèves s’amusent, je n’aime pas quand ils s’ennuient sur des textes, pour la plupart concoctés par des mâles blancs de l’ancien monde ! »
La rencontre d’Agnès pourrait-elle sauver Giboire de ses marottes idéologiques ? « Depuis trois ans, elle travaillait par intermittence dans les lycées, pour survivre ; se donnant tout entière, le reste du temps, à l’écriture de dialogues philosophiques, de récits sur son enfance, sur l’Italie, Pasolini ou Pavese. Surprise par ce professeur de lettres qui semblait découvrir les poisons de la littérature, elle résolut de lui infuser une dose létale de désolation, pour le sauver de ses passions philanthropiques. Elle exécrait les clans, les cliques, les guildes, les partis, les rassemblements, les groupes, les troupes, les comités, fussent-ils de deux membres, eussent-ils raison. Vivre, c’est vivre seul ; le reste était de la mauvaise littérature. »
Rappelons, pour bien comprendre l’acuité du regard sur la désespérante situation dans laquelle se trouve l’enseignement public, que l’auteur Patrice Jean est lui-même professeur. Il se situe donc aux premières loges du spectacle qui se joue dans les écoles françaises -et occidentales- : la rééducation des jeunes esprits. L’éducation nationale, en notre chère patrie, doit assumer, ce qu’elle fait sans doute sans rougir, sa nouvelle désignation : la rééducation nationale.