Découvrez la collection Mauvaise Nouvelle, aux Éditions Nouvelle Marge.


Suarès contre le totalitarisme

Suarès contre le totalitarisme

Par  

Jean-Claude Zylberstein a rassemblé aux éditions Les Belles Lettres les textes politiques d’André Suarès entre 1920 et 1948 dans un recueil intitulé Contre le totalitarisme. Suarès, mort en 1948, « misérable et oublié », « après avoir écrit sur Retz, sur Tolstoï, sur Napoléon, d’une manière incomparable, qui prouve une respiration égale à celle du génie » selon Roger Nimier, a alerté l’opinion sur les dangers du fascisme, du nazisme et ceux du communisme qu’il avait perçus dès 1917. Selon Stéphane Barsacq qui écrit la préface, « Suarès fut l’un des plus lucides analystes du phénomène totalitaire du XXème siècle, précisément parce qu’il était poète, parce qu’il était juif et parce qu’il portait au plus haut la culture grecque, latine et chrétienne, la culture tout court, soit ce que tous les totalitarismes ont voulu détruire pour créer un « homme neuf », un homme débarrassé au choix, de la morale, de Dieu, voire de l’humanité elle-même. Suarès est de plain-pied aux côtés de Simone Weil, George Orwell, André Breton, Albert Camus, Klaus Mann, Georges Bernanos et Alexandre Soljenitsyne. »

Sa culture était universelle. Elle lui permettait de discuter aussi bien de Rembrandt que de Picasso, de Bach que de Stravinsky, des Pères de l’Eglise que de Montaigne ou de Marivaux. Ses héros favoris se nommaient Cervantès, Tolstoï, Baudelaire, Mallarmé, Wagner, Debussy, « tous compagnons de sa vie solitaire ». Pascal fut son premier maître qu’il délaissa peu à peu pour Spinoza. Suarès a écrit des pages fortes sur les plus beaux génies français car il se faisait une idée de la grandeur telle qu’on la rencontre chez Saint-Louis et Joinville : « Pendant mille ans, la France a été la fille aînée de la Vierge et elle a frémi de tendresse pour l’humaine passion de Jésus-Christ. Il y a du Villon ou du Montaigne dans presque tous les beaux esprits de France. Jeanne d’Arc répondant à ses juges en est le plus sublime modèle : l’ironie, la grandeur simple, l’évidence moqueuse, la plus pure vérité qui ne craint rien ont parlé par cette jeune bouche : il n’est qu’un autre prétoire où les juges aient été plus confondus : celui où siégeait Ponce Pilate. » Et encore : « Les saints de France sont dans l’action plus que dans l’extase. Ils agissent plus qu’ils ne contemplent. En Espagne, on les juge tièdes parce qu’ils ne délirent pas. Ils font la croisade et laissent aux autres le soin de prier pour elle et de gémir pour les croisés. », faisant référence aux français Saint Louis et Bernard de Clairvaux face aux espagnols Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Sur le génie français, quelques lignes utiles à la réflexion : « La raison, à la grande façon de France, n’est pas le bon sens tout uni et tout simple. La raison est aussi une belle pensée, qui porte en soi l’air de la vérité. Une beauté qui choque le sens du vrai, et qui va contre l’expérience, n’est guère française. Il faut que la beauté la plus rare puisse devenir commune à tous ceux qui sont capables d’y entrer par les voies de l’esprit… Les grands esprits osent voir et osent penser. Rien ne les arrête. Même si la vérité est triste, ils n’ont pas peur de la vérité. Ils ne ménagent ni l’opinion, ni les préjugés, ni les puissances. L’ironie leur sert parfois de morale. » ; « Ce que la Grèce a été pour le monde antique, la France l’est depuis quelque mille ans pour le monde moderne. » ; « Il ne faut être jaloux que de la langue et d’en garder la pureté : elle transmue en génie français toutes les matières, même les plus rebelles. »

Nous sommes dans les années 20 et les accents bernanosiens de Suarès ont une résonance particulière pour nous aujourd’hui : « Un danger mortel menace la civilisation et l’Europe ; le règne sans contrepoids du marchand et du troc, de l’argent sans cœur ni pensée, de l’automate et de la machine. Ce monstre anonyme est partout dans les temps où nous sommes, qui est incertain entre la nuit d’un monde mourant et le jour d’un monde à naître, dont l’aube n’a pas encore lui. Les ténèbres sont en travail, les douloureuses ténèbres. C’est à la France d’être assez humaine pour sauver la conscience de l’Europe et le royaume universel de l’esprit. » Ces paroles prophétiques annonçaient les terribles malheurs qui s’abattraient sur l’Europe dès 1939 et visaient déjà le « meilleur des mondes » dans lequel technique et numérique s’allieraient un jour pour remplacer l’homme.

Voilà, en 1945, ce que dit Suarès de l’homme et de Dieu, les deux étant intrinsèquement liés, cet homme dont on peut penser qu’il a perdu toute légitimité dans l’époque où nous vivons : « Sachez, quelque idée que vous en puissiez avoir, que Dieu a besoin de l’homme, comme l’homme a besoin de Dieu. Il ne peut, ce dieu, se passer du moyen terme qui l’unit si profondément à la nature. Et c’est là le sens suprême de l’humain. L’homme est victime de Dieu et de son exigence, de sa nécessité en ce point. Mais le miracle de l’humain s’accomplit dans une sphère plus lumineuse encore : la vocation de l’homme ne doit pas être triste, ni sombre, ni austère ; il faut qu’elle soit le triomphe de la vie dans la joie. Et qui peut le concevoir sinon dans la vie spirituelle ? »

La valeur prééminente de l’esprit chez Suarès, là où l’horizontalité est finalité indépassable à l’hypermodernité, se livre dans sa description de Paris et des grandes villes du monde : « Trois capitales dominent sur le globe : Paris, la ville des villes et pour ainsi dire la seule ; Londres, la capitale de l’échange, et New-York, la Babel de la matière qui escalade l’espace. On pressent Moscou qui s’élève, qui sort du bois et de la boue, convertie à la solidité du fer et de la pierre, pour être à la tête de l’Asie. Et l’admirable Pékin, cette cendre splendide, morte aujourd’hui, est à Moscou ce qu’à Paris est Rome. Or, la merveille de Paris est, pour tous les hommes, d’être la ville de la vie. Non pas pour tous les plaisirs, tous les vices, toutes les vertus, tous les travaux, tous les arts, mais parce que Paris est la ville de l’esprit. » En peu de mots, voilà ce qu’il nous faut donc : une mondialisation avec des territoires et des métropoles pensés pour l’homme, appuyés sur l’esprit, le transcendant, un redimensionnement au beau, une échelle compréhensible et tangible, et non pas un culte au gigantisme, l’affreuse logique économique et financière, ce tsunami de violence et de bêtise qui renverse tout aux quatre coins du globe.


Suarès, miroir du temps
Suarès, miroir du temps
Le visage de l'esprit
Le visage de l'esprit
Bernanos : écrire et combattre
Bernanos : écrire et combattre

Commentaires


Pseudo :
Mail :
Commentaire :