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L'instant apocalyptique

L'instant apocalyptique

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Le dictateur, nom qui fait réfléchir. Il est l’homme du dictare, de la répétition silencieuse, celui qui, chaque fois que s’annonce le danger de la parole étrangère, prétend lutter contre elle par la rigueur d’un commandement sans réplique et sans contenu. Et, en effet, il semble son adversaire déclaré. A ce qui est murmure sans limite, il oppose la netteté du mot d’ordre ; à l’insinuation de ce qui ne s’entend pas, le cri péremptoire ; à la vagabonde plainte de spectre de Hamlet, qui, sous la terre, vieille taupe, de-ci de-là, erre sans pouvoir et sans destin, il substitue la parole fixée de la raison royale, qui commande et jamais ne doute. Mais ce parfait adversaire, l’homme providentiel, suscité pour couvrir par ses cris et ses décisions de fer le brouillard de l’ambiguïté de la parole spectrale, n’est-il pas, en réalité, suscité par elle ? N’est-il pas sa parodie, son masque plus vide encore qu’elle, sa réplique mensongère, quand, à la prière des hommes fatigués et malheureux, pour fuir la terrible rumeur de l’absence – terrible, mais non trompeuse –, on se tourne vers la présence de l’idole catégorique qui ne demande que la docilité et promet le grand repos de la surdité intérieure
Maurice Blanchot

L'instant présent est apocalyptique : dans ce qui se passe au moment où ce qui s'écrit se donne à lire (maintenant, lecteur, prends y garde) se révèle quelque chose d'inassimilable à l'ordre de l'humaine raison, qui est ce qui est et dans lequel est (celui) qui est, l'invisible, dont le nom est imprononçable.

Entende, qui a des oreilles. Qui veut comprendre comprend, qui veut savoir sait, et qui veut voir, qu'il voie. Il n'est que de croire.

Un pouvoir de détermination détermine, en vertu d'un dispositif mettant en jeu, en œuvre, en scène tout ce qui donne pouvoir, une situation correspondant à une représentation des choses conforme à une intention délibérée, un objectif d'objectivation. Ce pouvoir profite de n'importe quelle occasion, de l'événement qui survient, impossible à déterminer : l'acte terroriste, l'épidémie, la catastrophe, n'importe quoi qui soit susceptible d'engendrer panique ou désordre social, paralysie, confusion, suspension des relations normales. Il en profite pour instituer ce qui découle logiquement de la norme qui régit ses propres actes : un ordre sans contact, où se dissout ce qui fait l'ordre social, l'ordre des relations interpersonnelles, où tout se fait, précisément, par contact, échange, interdépendance.

Il s'agit de créer un vide, sanitaire, juridique, constitutionnel, sémantique, peu importe. La nature a horreur du vide. Il faut la mettre elle-même sous vide, pour empêcher ce qui, en elle, se reconstitue spontanément à partir de rien, de profiter du moment où le rien (la force du rien) s'insinue dans les interstices du réel, du vivant pour se refaire (se refaire une santé).

Telle serait en effet la vertu du mal – vertu paradoxale, naturellement - qu'un certain bien (indéterminable) dépendît de lui. De toutes façons, le vrai combat se situe au niveau des signes - la vraie guerre, si l'on veut absolument qu'il y ait guerre - a lieu là où les signes se veulent tout-puissants et prétendent déterminer les choses, engendrer tous les effets de réalité. En réalité, la maladie fait ce qu'il faut, ce qu'elle a à faire. La mort fait partie du cycle de la vie, la vie s'alimente de ce qui est mort : si le grain ne meurt… La sagesse serait de laisser faire et d'attendre, de prier, de faire des sacrifices. Mais le pouvoir qui a pris la place du divin veut déterminer la situation. Il veut que, dans le vide créé artificiellement à l'occasion de la crise, se détermine progressivement une situation nouvelle dans laquelle la vie dépendra complètement de ce qui lui est le plus étranger, cette capacité de déterminer rationnellement des effets de réalité n'ayant aucun lien avec ce qui est.

L'important (l'essentiel) reste pour l'instant de ne pas céder, intérieurement, à cette injonction du vide, à cette parole neutre qui prétend mettre de côté toute considération de ce qu'est l'être-au-monde de qui est-là-chez-soi, faire abstraction du vivant en tant qu'il est vivant pour le mettre à l'abri de lui-même. Le vivant a en lui-même (reçue ou non comme un don du Vivant, du divin) la source de sa propre vie. Croyants ou non-croyants, chrétiens, catholiques ou protestant, orthodoxes ou hérétiques, agnostiques, juifs, musulmans, bouddhistes, animistes, agnostiques, athées, anarchistes, écologistes, résignés ou révoltés, révolutionnaires ou légalistes, ostéopathes ou homéopathes, nous pouvons, en cette occasion peut-être providentielle, prendre conscience de ce qui nous unit, de ce qui, littéralement, fait de nous un peuple de frères, selon une solidarité qui implique évidemment le contact et l'échange direct, et du danger qu'il y a à confier notre destin collectif à un dispositif (un Gestell) susceptible de prendre en main la totalité des choses humaines et naturelles. Ici prend tout son sens la parole du poète : Là où le danger croît, croît aussi ce qui sauve. Elle fait écho profondément, pour les Chrétiens, à la parole du Christ liant la Résurrection à la mort nécessaire. Il s'agit aussi d'entrer enfin dans ce que le prophète d'Israël avait annoncé :

« Voici venir des jours, déclare le Seigneur,
où j'établirai avec la maison d'Israël et avec la maison de Juda
une Alliance nouvelle.
Ce ne sera pas comme l'Alliance
que j'ai faite avec leurs pères,
le jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir d'Egypte :
ils ne sont pas restés dans mon Alliance,
alors moi, je ne me suis plus occupé d'eux,
déclare le Seigneur.
Mais voici quelle sera l'Alliance
que je conclurai avec la maison d'Israël
quand ces jours-là seront passés,
déclare le Seigneur.
Je mettrai mes lois dans leur pensée ;
je les inscrirai dans leur coeur.
Ils n'auront plus besoin d'instruire
chacun son concitoyen ni chacun son frère
en disant : « Apprends à connaître le Seigneur ! »
Car tous me connaîtront,
des plus petits jusqu'aux plus grands.
Je serai indulgent pour leurs fautes,
je ne me rappellerai plus leurs péchés. »

La maison d'Israël et la maison de Juda, c'est la maison commune des hommes, la terre, rassemblant ce qui était séparé par la loi d'iniquité, inséparable du péché de convoitise. Nous pouvons le comprendre mieux en ces temps de détresse où, après la série d'incendies qui ont ravagé l'Australie, cette maladie de la mondialisation nous rappelle qu'il n'est pas un point de la terre qui ne soit relié aux autres par une solidarité qui abolit toute frontière. Mais un pouvoir de détermination qui unit tous les pouvoirs (Puissances et Autorités) du monde organisé prétend recouvrir de sa parole désincarnée l'indispensable silence dans lequel retentit, au cœur de l'humain, la parole véritable – prétend substituer au lien qui unit l'humanité (la main qui serre une autre main) un rapport sans contact, une forme de médiatisation généralisée et transparente, intégralement contrôlable, dans laquelle chacun sera tout seul et en même temps relié aux autres par un medium technique capable de faire écran à ce qui, de l'intérieur de chacun de nous, surgit en nous au contact de l'Autre pour faire de nous les membres d'un même Corps. C'est bien ce que figure la situation présente où, dans l'abolition de tous les rapports sociaux, la contrainte sanitaire fait fermer jusqu'au lieux de culte où se célèbre chaque dimanche le sacrifice d'action de grâce dans lequel se perpétue le Corps du Christ.

Cette parole qui dicte les gestes à faire, les bons comportements, les actes nécessaires, il ne faut l'écouter que pour prendre conscience de ce qu'elle est : la Fausse Parole qui assassine le Verbe des peuples. Il ne s'agit plus de contester la légitimité de tel ou tel homme d'état, de dénoncer telle ou telle orientation idéologique, d'en appeler à tel ou tel principe démocratique, mais de mesurer l'ampleur de l'emprise qu'ont désormais sur notre vie collective et terrestre les moyens dont la coordination constitue un véritable système, technicien, marchand, qui est le seul véritable cancer de l'humanité. De ce qui se passe actuellement dans le cœur des hommes actuellement confinés dans un domicile devenu carcéral, dépend le monde dans lequel nous vivrons demain : l'utopie réalisée d'une transhumanité déterminée par une science s'alimentant des peurs mêmes qu'elle suscite dans un humain honteux d'être ce qu'il est ou la réelle interdépendance d'êtres vivants responsables et fiers d'avoir à assumer leur charge de finitude, l'humanité ?


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