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La Blague la plus pourrie du monde

La Blague la plus pourrie du monde

Par  

Ce pourrait être le nom de guerre d’une super-vilaine, Wonder Woman perçue dans le miroir déformant d’un parc d’attractions tenu par le Joker. À un détail près. Ce sobriquet, elle ne se l’est pas choisie d’elle-même. C’est le monde qui a tenté de le lui imposer, à travers huit millions d’yeux braqués sur l’Internet : Ugliest Woman.

Tout aurait pourtant pu si bien commencer. Lizzie Velásquez porte le diminutif d’une girlfriend de super-héros collé au patronyme d’un génie du Siècle d’Or espagnol. À une lettre près. Elle évoque au lecteur de comic books la vague de surhommes latino-américains venus en ce début de millénaire prendre la relève de légendes telles Spider-Man (Miles Morales) ou la Question (Renee Montoya), elle a leur âge, leurs énergies et déterminations, un regard intense sur une peau mate et, avec une bouche et des dents pareilles, on ne peut que sourire tout le temps. Seulement, sur sa planète, la Terre, on fait semblant d’aimer les gens étranges. En vérité, on les préfère enfermés dans le creux d’une bande dessinée ou parmi les sillons d’un disque dur, là où on les croit inoffensifs. C’est oublier que les personnages de fiction sont aussi agissants et efficaces que des musiciens, des papes ou des guerriers – celui qui ne croit pas à la réalité de Dieu le vérifie tous les jours.

Lizzie Velásquez est atteinte d’une pathologie si rarissime qu’on la penserait inventée par un auteur de littérature fantastique : incapable de stocker les graisses ou de générer des muscles, son organisme adulte pèse moins de trente kilogrammes pour un mètre cinquante-sept, et connaît une sénescence accélérée. Bébé, ses parents lui achetaient ses vêtements dans les magasins de jouets, sa corpulence étant inférieure à celle d’une poupée. Elle doit depuis toujours se nourrir toutes les quinze minutes pour ne pas tomber d’inanition. Sans âge et sans masse, elle semble descendue d’ailleurs. Au point que, découverte sur un écran, les gens croient en premier lieu à un montage. Elle pourrait être le rejeton impossible d’Alice Cooper – pas l’enfant du chanteur, mais de son masque. Le Joker au féminin. À l’inverse de Susan Richards, la blonde des Quatre Fantastiques dont le pouvoir est de disparaître à volonté, Lizzie Velásquez est la fille qu’on ne peut que voir, la brune qui ne peut s’effacer. Ce n’est pas encore tout, car elle est aveugle de l’œil droit – et cet iris voilé de gris la rend à son insu plus visible encore. Ils ne sont que deux autres en ce bas-monde à souffrir d’une maladie qui n’a pas même reçu de nom (on parle prudemment pour l’heure d’une forme inconnue du Syndrome Progéroïde Néonatal, le NPS). Autant dire que ces trois-là sont des X-Men, des mutants en attente de ce qu’on sorte leur affection génétique de l’anonymat. Or, pendant quelques mois, une vidéo d’à peine neuf secondes de Lizzie Velásquez circulant sur le plus grand hébergeur audiovisuel de la toile l’a faite connaître à tout un chacun, sous le titre « La femme la plus laide du monde ». Une coalition internationale de fantoches, avantageusement dissimulés derrière leurs avatars et pseudonymes, s’est employée à commenter les brèves images avec une haine des plus insondables et des plus appuyées, incitant des milliers de fois cette femme à se supprimer, lui donnant du « ça », la traitant de « monstre » : « Lizzie ? Pitié. Pitié, rends service au monde. Colle-toi un flingue sur la tempe et suicide-toi ! ». Déjà quatre millions de visionnages avant que la chétive texane ne prenne connaissance de la requête des internautes, cette injonction de ténèbres multipliées par elles-mêmes jusqu’à devenir un sort, un envoûtement : un meurtre de l’âme fomenté à distance. Contre la magie noire de la société des suicideurs, que pouvait bien faire l’infante atrophiée, si ce n’est sombrer dans la détestation de son corps, de sa vie et des autres, à l’exact moment où, jeune étudiante, elle décidait pourtant de les accepter tous, que pouvait tenter la femme trop visible si ce n’est céder à la rancune et suivre, même d’une imperceptible manière, la pente indiquée par les colonnes de malfaisance excitées par la machine ?

Ô, comme nous tous, elle avait en fait le choix : Lizzie Velásquez ne pouvait qu’y réagir de manière surhumaine. Ou mourir. C’est ce qui nous est demandé à tous dans cette existence, si nous lui prêtons un regard et une oreille attentifs. L’on est cependant trop à côté de la vie pour se sentir bénis par nos tares et nos imperfections. Daredevil est aveugle, et alors ? Il a développé des dons au-delà de ce sens perdu, voyant autrement et plus loin, comme l’archer Zen atteint sa cible dans l’obscurité. Mais que serait-ce qu’un homme qui n’use de ses dispositions supérieures que pour son confort ? Un meuble de salon, et rien d’autre. C’est son usage de la force, qui l’évalue ; ou son renoncement à la puissance, qui le transcende. Velásquez pouvait donc préférer s’élever au-dessus de sa condition de freak tout en l’embrassant comme une carrière ou un ministère, un sacerdoce alternatif, elle pouvait considérer l’exhortation collective de l’Internet comme une réplique de cabaret, et lui répondre en reprenant à son compte une très vieille blague à l’efficacité redoutable et redoutée, rédigée en grec il n’y a pas loin de deux-mille ans par deux biographes, d’après les allocutions d’un inimitable et très mal imité génie du stand-up, du sit-in et de la prise de parole en public – pour ne rien dire de ses super-pouvoirs, ne serait-ce que dans le domaine de la compassion : « (…) si ton œil droit est pour toi une occasion de pêché, arrache-le et jette-le loin de toi. (…) quelqu’un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore l’autre. »

De fait, la très chrétienne Lizzie Velásquez est devenue conférencière motivationnelle, et depuis cet appel au crime contre soi, plutôt que de se complaire dans la malédiction, parcourt les États-Unis en détournant la réplique de Jésus : « Il y a des avantages à être malvoyante », déclare-t-elle sur scène. « Il y a des avantages à être toute petite. Beaucoup de gens me demandent « Lizzie, comment pouvez-vous raconter qu’on retire un quelconque bénéfice à ne voir que d’un œil ? » Je vais vous dire (…). Si quelqu’un m’importune, se comporte grossièrement, je lui présente mon profil droit. C’est comme s’il n’y avait personne, je ne sais même plus que vous êtes là. » Rires dans l’assistance. Sa vengeance, c’est de ne pas se venger.

C’est d’arrêter de regarder, explique-t-elle, et de commencer à apprendre. C’est « en soi se crever les yeux d’autrui » (Bourcheix).

***

Le dernier pays chrétien selon la chronologie, les U.S.A, est devenu le premier pays chrétien en termes d’importance ; selon une perspective eschatologique catholique, il est donc à la fois naturel et symbolique que le diable y soit tout particulièrement affairé, obscurcissant de pixels la conscience électronique planétaire conçue et exportée depuis son sein, offrant à la pulsion de Mort ses formes les plus faciles et les plus retweetables. Le harcèlement en est la plus manifeste. Chacun peut en toute impunité contribuer en éjaculant sur le visage de Lizzie Velásquez son petit déchet doxorrhéique au beau milieu du fumier virtuel, aux relents cependant on ne peut plus physiquement reniflés. C’est la convergence des damnés, par directe opposition à la communion des saints. Ce corps strictement mondain, quoique inapparent, se nourrit de nos fatigues de commentateurs obsessionnels, en singerie du corps mystique qui alimente le croyant et, admettons-le pour une fois, le sceptique – ce dandy qui refuse de trop participer à la mascarade. Faire entrer la merde dans l’Histoire, et la saluer comme une forme honorable de témoignage, c’est après tout en cohérence avec la République de l’Internet. S’en irriter ne serait néanmoins qu’une posture supplémentaire, à compiler sous la teratonne de récriminations que proposent, en reflet des ordures, les forumards vertueux, tous enlisés qu’ils sont dans la condescendance et dans la commisération d’office, comme si le salut leur pouvait venir d’un clic ou d’un commentaire. Cette superstition constitue déjà, en tant que telle, une farce de taille.

C’est ce qu’a compris le Joker, roi des farceurs, cette heureuse fonction de l’hémisphère cérébral droit de Batman, quand, au lieu de s’adouber simple criminel, il se présente à lui comme artiste de cabaret : s'il fait de la moindre de ses blagues un acte politique, c'est pour exprimer à quel point tout acte politique n'est plus qu'une blague, même lamentable : « Sais-tu ce qui a déclenché la deuxième guerre mondiale ? »expose-t-il à l’homme-chauve-souris dans l’une de ses interventions les plus emblématiques. « Une querelle concernant le nombre de poteaux télégraphiques que l'Allemagne devait à ses créanciers ! Des poteaux télégraphiques ! Ha ha ha ha ! Tout n'est que plaisanterie ! Tout ce que quiconque a pu estimer, tout ce pour quoi quiconque s'est jamais battu… ce n'est qu'un gag dément et monstrueux. Alors pourquoi n'en vois-tu pas l'aspect amusant ? Pourquoi ne ris-tu pas ?[1] » Pleurs dans l’assistance. Sa victoire, c’est de s’avouer vaincu.

Nous le savons bien : à œuvres égales, un monde dans lequel le fort et le faible, le beau et le laid, l’athlète et l’invalide, le sain et le fou, le riche comme le pauvre, le jeune et le vieux, le génie ou l’idiot, le malade et le bien-portant, l’obèse et le squelettique, le géant comme le nain n’auraient pas mêmement droit de cité et de citation, d’asile et de représentation, n’est pas une démocratie.

Chez moi, cela porte un nom. On appelle cela l’Enfer. 

 

[1]     Alan Moore, The Killing Joke : The Deluxe Edition, DC, New York, 2008, p.48 ; nous traduisons.


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