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Le modalisme, théologie primitive non retenue par l'Église

Le modalisme, théologie primitive non retenue par l'Église

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Sabellius était un théologien et un prêtre chrétien d'origine libyenne, installé à Rome au IIIe siècle. Il professe une forme extrême d'unitarisme appelée « modalisme », selon laquelle le Père, le Fils et le Saint-Esprit sont différents « modes » ou manières d'être, plus essentiellement dit que aspects de l'Être divin, plutôt que trois « hypostases » ou personnes distinctes. Ainsi, pour le modalisme, les Trois ne sont pas en soi, mais pour nous.

Toute forme résulte d'une conscience soit en soi, soit pour nous – en effet, pour nous, car elle est un outil pour nous distinct du fond indifférencié –, et en soi, car elle a son ordre interne indépendant de nous qui peut être considéré comme une sorte de conscience passive ou de volonté de puissance (au sens nietzschéen de vouloir être ce qu'on peut être). Si Dieu avait trois bras dotés chacun de pouvoirs différents, quand il en utilise un seul, serait-il moins Dieu que quand il les utilise tous ou aucun des trois ? Il reste entier et est entièrement présent quand il existe dans un des modes. Ainsi, si on se pique de métaphysique, le père peut être identifié à l'immanence, à la matière et à la forme, toutes deux saisies comme forces immanentes, prises en tant que telles compte tenu de la nécessité qui les régit.

Du point de vue métaphysique, à la limite de la théologie, une catégorie qui s'impose n'est rien d'autre qu'une contrainte, donc, au fond, une force qui s'applique, et la matière et la forme ont leur autonomie, sauf quand elles sont façonnées, non sans mal, par l'homme. Le Saint-Esprit peut être identifié à L'esprit transcendant, plus généralement à la transcendance. Enfin, le Fils peut être vu comme le mariage harmonieux, dans l'incarnation du vivant, de l'esprit et de la matière ; vivant, qui correspond dans ce sens à la cause finale d'Aristote. 

De notre point de vue d’espèce humaine, la matière en tant que telle se distingue de l’incarnation. Certes, la matière a ses lois internes que l'on peut considérer, en poussant un peu l'abstraction, comme une forme de conscience passive (on pense aux lois internes qui régissent un corps vivant  : « on ne sait pas ce que peut un corps », disait Spinoza), tandis que l'incarnation se caractérise par une conscience consciente d'elle-même ou active. La matière et la forme, l'immanence, sont du côté du père ; l'esprit transcendant est à part ; le fils est le vivant. Le fils est l’esprit incarné dans la matière et la forme, autrement dit, le vivant.

On voit bien qu'on parle sous trois angles POUR NOUS d'une seule et même chose. Cependant, ce recoupement de catégories pourrait être autre, mais si on veut rester sous le contrôle du réalisme aristotélicien, les possibilités ne sont pas infinies si on veut intégrer les quatre causes d'Aristote. Le plus important est de sentir l'importance du chiffre trois dès lors que l'on se pique d'explication du monde. 

Objection canonique 
Une objection canonique majeure et fine est ci-dessous reproduite : S'il n'y a pas suffisamment d'altérité au sein de la Trinité, il n'y a pas d'Amour véritable, au sens de charitas, ou alors c'est un piètre amour égoïste : d'où le fait de distinguer mieux les personnes. C'est valable pour toutes les hérésies primitives, elles présentent des schémas plus faciles à croire. Par exemple, le monophysisme voit la nature humaine de Jésus absorbée par sa nature divine, mais dans ce cas, quid de notre salut ? Il faut un vrai Dieu, certes, mais aussi un vrai homme pour sauver notre nature humaine, sinon ne ressusciteront que les aliens !

À ceux qui objectent que le modalisme est une sorte de nivellement, en ce sens que Dieu serait également présent en chacune des entités Père, Saint-Esprit et Fils, ceux-ci perdraient en quelque sorte leur individualité et leur relative autonomie. Tout deviendrait flou. On peut répondre que le pour nous est un acte de foi, non de volonté, mais au contraire de l’humilité et du lâcher-prise.

Premièrement, c’est un lâcher-prise sur son importance personnelle au profit de quelque chose de plus grand dont nous procédons, sans doute similaire à nous à certains égards , mais cependant différent et inatteignable par définition et plus encore par intuition naturelle . Dans cette humilité, on admet que notre entendement est restreint, donc le premier sens du pour nous est en tant que cela nous est possiblement intelligible.

Deuxièmement, un second sens du pour nous proche du sens naturel répond à l’objection ci-dessus. La Trinité est pour nous, espèce humaine, Si on admet trois modes intellectuellement et métaphysiquement, on doit concevoir un quatrième terme surplombant dont ce sont les trois modes, ce que Maître Eckhart nommait la déité. Il suffit de se dire que c’est comme ça et pas autrement, comme d'habitude. Autrement dit, en faire un dogme pour ne rien changer. Conserver les trois hypostases canoniques. Le modalisme les rend simplement plus faciles à accepter pour la raison en restaurant une forme d’unité plus évidente. Ce qui est la moindre des choses pour un monothéisme. 

Quatrième terme nécessaire au modalisme : la déité de Maître Eckhart.

Si on admet, sans un quatrième terme surplombant, trois hypostases, soit trois substances distinctes pour la Trinité, donc par extension, trois personnes en soi, qu’on le veuille ou non, on a affaire à un trithéisme. Il suffit de les concevoir ainsi, ces entités, simplement en tant qu’elles sont pour nous sans rien changer, sinon intérieurement, par la conscience qu'on en a au fond de soi. Elles sont ainsi relativement à notre point de vue, pour ce que nous sommes, pour notre nature humaine et nos limites, en résumé, pour notre espèce. Ça reste un mystère, mais un peu moins épais. Il suffit de s'inspirer de la déité de Maître Eckhart. Ce faisant, sans rien changer, cet acte de conscience induit un quatrième terme intuitif, dénué de tout anthropomorphisme, surplombant, nécessaire et absolument mystérieux et inintelligible humainement, puisqu’on a amené le plus loin possible l’entendement par définition du pour nous. Tout ce qu’on peut en dire par logique et intuition est qu’il est présence et infiniment plus grand que nous et qu'on ne peut rien en dire. La déité de Maître Eckhart remplit cette catégorie nécessaire.

L'en soi et le pour soi, les deux sens possibles du pour soi dans le modalisme 

La trinité est pour nous, aussi en ce que nous percevons le monde sur trois modes : le vrai, l’intellect ; le bon, l’émotion ; les sens (les sens précisément en tant que reconnaissance des formes préverbales). On oublie trop facilement ce qu’on doit aux sens : ce sont eux qui amènent notre monde à la conscience et qui, en même temps, ce faisant, le façonnent pour une bonne part. Renvoyons au concept de monde propre ; l'umwelt désigne l'environnement sensoriel propre à chaque espèce ou individu, concept élaboré par Jakob von Uexküll, connu pour être l'un des pionniers de l'éthologie. Le monde olfactif d’une tique perchée au bout d’un brin d’herbe n’est pas celui d’une chauve-souris quasi aveugle, mais dotée d’un sonar. Quant à l’homme, sorte de singe déspécialisé au regard de la survie, c’est la seule espèce qui se doit de donner du sens, autrement dit, une utilité à chaque chose, au fond, en faire un outil ou une arme prolongeant la main.

On peut penser que ce point de vue de l’éthologue abaisse l’homme en effet, mais c’est pour l’élever dans le même mouvement d’humilité absolue. En effet, si on considère le cerveau comme un organe moteur du point de vue de l’éthologue, si notre forme de conscience est nécessaire à notre forme de corps déspécialisé, dont, en particulier, la main qui doit être prolongée d’un outil ou d’une arme, le corps, étant un donné, la conscience à son service, est aussi donnée par nécessité et triangulation logique. Par conséquent, elle ne peut procéder, en tant que donnée, en tant que possibilité pure (au sens de Kant généralisé) que d’une conscience plus vaste qu’on peut qualifier de divine. Indépendamment de ce qu’on en fait, tout comme le corps qui n’est métaphysiquement, abstraitement, qu’une location, en quelque sorte, et dont nous ne disposons que le temps d’une vie.

Une approche poétique décomplexée et assumée, un lâcher-prise sur l'objectivité, sied au mystère. 
Cela ne se recoupe pas parfaitement, mais un théologien hasardeux pourrait risquer d’identifier le bon avec le père, le vrai avec le saint esprit et le fils avec les sens, en ce qu’il faut une forme harmonieuse pour être perçue. Autrement dit, une incarnation du bon en tant qu’énergie et de l’esprit en tant que logos mariés dans la matière et la forme. C'est une autre identification que celle faite plus haut, mais ce flou sied à ce sujet. Ce qui compte, c'est de sentir l'importance et la nécessité du chiffre trois pour parler du monde et de l'homme dans le monde.

Il me semble que la précision procède d’une relative imprécision assumée. On ne viendra pas à bout de certaines questions. « Ananke steinai », disait Aristote, un moment, il faut s’arrêter de creuser et assumer l’insoutenable légèreté de l’être ou celle du pari pascalien. Assumer une certaine imprécision, par exemple dans le recoupement et le recouvrement imparfait de catégories, est une façon d'assumer un rapport poétique au monde. À titre d'exemple, si on identifie l'idéalisme de Platon et le réalisme d'Aristote, on peut tenter de dire que cognitivement « le vrai est matière et forme, le bon moteur invincible, l'harmonie finale », mais on peut dire aussi « le vrai est matière ; le bon, moteur invincible ; l'harmonie et la forme finales ». Ce n'est pas important. Ce qui compte, c'est de sentir l'importance du chiffre trois, y compris sur le plan cognitif. « Le vrai est matière et forme ; le bon, moteur invincible, l'harmonie finale. » Ici, on met ensemble matière et forme en ce qu’elles sont intelligibles. On peut préférer « Le vrai est matière ; le bon, moteur invincible ; l'harmonie et la forme finales ». Dans cette formulation, on identifie la cause finale et la cause formelle d’Aristote. On assume l’imprécision, car on est petit face au réel et à l’être qui restera un mystère. Ce qu’on peut en dire de façon solide, c’est que le signe de l’être est le trois. On accède au réel par trois voies : par l'intérieur ou par l'extérieur ou par les deux prises dans leurs corrélations dans le modalisme.

Sur le plan général, on accède au monde propre par le biais de paramètres observables et nécessairement indépendants pour être mis en équation, qu’on peut identifier imparfaitement à des modes de connaissances propres à l’homme tout autant qu’à des modes d’être du connu. L’observateur est l’observé, disait Krishnamurti. Ceci n’est pas un nihilisme, mais un relativisme nécessaire, pratiqué par les modélisateurs scientifiques avec efficacité. On en trouve la trace en mécanique quantique, où l’observateur est pris en compte.

ON PEUT DIRE, À TITRE D’EXEMPLE, QUE LA DUALITÉ ONDE-CORPUSCULE SONT DEUX MODES D’ÊTRE POUR NOUS D’UNE MÊME TIERCE ENTITÉ DITE « LUMIÈRE ».

On ne parle pas d’un nihilisme, mais d’un rapport spécifiquement humain et efficient au monde. Comme les modes du divin sont égaux par définition en tant qu’ils sont manière d’être d’une seule entité entièrement pleine et contenue dans chacun de ses modes, on peut garder conceptuellement tout l’édifice d’une apparente et paradoxale trinité. Le mystère reste entier si on y tient, mais il est repoussé plus loin aux confins des possibilités de la raison. D’autre part, le modalisme peut fournir un ésotérisme chrétien dont René Guénon déplorait l’oubli au fil des siècles. De fait, le modalisme pousse à l’intériorité, au « connais-toi toi-même et tu connaîtras les dieux et le ciel ». 

La question éclairante pour le modalisme des paramètres observables et indépendants en science 

Mode et modèle ont la même racine. Considérer une chose par la médiation d'un modèle est la considérer en préservant son unité (en termes actuels et scientifiques, c'est la considérer en tant que boite noire). C'est aussi la considérer du point de vue de l'efficience, sous l'angle empirique de l'action sur l'objet. La démarche du modélisateur présuppose un penchant pour le réalisme en ce que, naturellement, il identifie vérité de l'objet, certes relative, et action efficace sur celui-ci. Résultat qui est le signe d'une compréhension intime mais non absolue de l'objet observé. Il est bien accepté dès l'origine qu'un modèle n'est pas la vérité absolue de l'objet inatteignable par essence. Il est une simplification dont la légitimité procède de sa pertinence traduite en acte.

La complexité de l'objet pris en tant que tel dans son unité fonctionnelle excède en général les possibilités cognitives, intellectuelles et mémorielles (du point de vue des connaissances établies et mises en œuvre) de l'homme. Le propre des paramètres observables est d'être indépendants par essence les uns des autres, il le faut pour pouvoir les mettre en équation. Ils interagissent au sein de la structure étudiée mais gardent leur autonomie intrinsèque et au regard des possibilités cognitives et expérimentales de l'observateur. Il en est ainsi de la pression, de la température et du volume pour un réacteur chimique. À titre d'exemple, pour investiguer le phénomène complexe de la couleur, on dispose des couleurs primaires dont l'œil est équipé de cellules correspondant à ces trois fréquences dans la gamme du visible, mais la perception des couleurs et des nuances reste opaque. Mais au moins, on connait ces paramètres. Si on considère le phénomène comme une boîte noire qui a sa propre unité, dans ce cas, sur le plan épistémologique, la notion de paramètre indépendant s'identifie avec celle de mode. Ainsi, nous posons que les trois modes de l'être sont le vrai, le bon, l'harmonieux.

 


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