Résister à la violence technologique
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Lorsque trois professeurs d’économie s’allient pour réfléchir à la révolution numérique, la troisième révolution industrielle, cela donne un ouvrage stimulant et utile. Jean-Hervé Lorenzi, Mickaël Berrebi et Pierre Dockès ont publié en commun un ouvrage intitulé La nouvelle résistance pour alerter sur la violence technologique, la déshumanisation qu’elle induit et les risques futurs. Si les auteurs sortent du champ strict de l’économie pour présenter une approche globale et géostratégique, des sujets comme la crise migratoire en Europe sont en revanche éludés -l’aspect démographique est traité sous le seul angle du vieillissement de la population entraînant de nouvelles formes de conflits sociaux, les conflits intergénérationnels-, cette omission témoignant d’un certain politiquement correct et d’un arrimage assumé au Camp du Bien.
« La technologie est intrusive, dominatrice, porteuse de formidables espoirs et instrument de l’enfermement de toutes et de tous dans des univers codifiés et manipulés. Certes, il y eut, bien avant, beaucoup d’autres institutions ou acteurs qui jouèrent le même rôle. Chacun pense aux Eglises, aux Etats… mais jamais dans l’histoire humaine ce progrès technique dont nous aimons tant parler, nous les économistes, n’a donné les moyens à quelques acteurs privés de se substituer au politique, c’est-à-dire, dans les quelques pays qui en bénéficient, à la démocratie » affirment en préambule nos auteurs. Le tourbillon insensé qui fait de nous des technophiles addictifs génère des peurs diffuses, étranges, que nous ne savons pas définir tellement nous ne maîtrisons plus le sens de ce qui nous arrive. Les concepts abscons fusent sans cesse : l’Intelligence Artificielle (comme si ces deux mots pouvaient cohabiter), la blockchain, le transhumanisme… Notre pauvre humanité est saisie d’un vertige, elle s’appauvrit de n’avoir plus de perspective, plus de projets, plus de rêves. Notre époque est caractérisée par une quantité d’informations échangées et par une libération de la parole sans précédent. Tout cela nous rend fous.
Le politique, incapable de maîtriser ou même comprendre ces bouleversements -mais qui le peut vraiment ?-, tend à s’effacer au profit de deux forces nouvelles : la violence en tant que telle qui est protéiforme (ensauvagement dans la société réelle et dans la virtuelle) et, la prise de pouvoir des GAFA, sortes de Léviathans monstrueux et supranationaux conscients d’être les seuls vrais acteurs de la transformation du monde, affranchis qu’ils sont des tutelles des pouvoirs politiques. Concernant la première forme de violence, force est de constater que l’Etat n’a plus le monopole de la violence légitime chère au sociologue de la modernité Max Weber. Chacun, en son individualisme narcissique, se pense fondé à l’exercer. René Girard a théorisé tout cela dans la réflexion anthropologique qui anime son œuvre autour du principe de « désir mimétique ». Dans La violence et le sacré, il expose sa thèse de « mécanisme victimaire » selon lequel l’élimination du bouc émissaire est un impératif collectif qui fait tomber dans la violence de groupe. Les bas instincts contenus dans le cœur de tout homme, comme l’a magnifiquement exprimé Soljenitsyne dans l’Archipel du Goulag, peuvent dès lors se déchaîner : « Peu à peu, j'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l'humanité. »
Les GAFA sont devenus de véritables démiurges, « sans le vouloir ni le souhaiter » affirment, à tort, nos auteurs. Non seulement ils sont au cœur de la haine virale qui se propage sur les réseaux sociaux, entretiennent le cauchemar des discours sur l’Intelligence Artificielle, promeuvent la folie d’une finance algorithmique et génèrent un nouveau prolétariat numérique, mais à l’image de l’ingénieur Raymond Kurzweil travaillant chez Google ils cherchent à atteindre « la singularité technologique », le moment où l’intelligence des machines dépassera l’intelligence humaine. Cette utopie prométhéenne qui n’envisage rien moins que de transférer notre esprit dans une machine est le graal ultime de ces « précurseurs » qui assument pleinement leur démiurgie, à l’instar d’Elon Musk qui vient de présenter triomphalement son Neuralink implanté dans la boîte crânienne d’une truie : « Ses entreprises, estime-t-il, changent l’homme et le monde, résolvent la question du réchauffement climatique et la question énergétique en colonisant la planète Mars. Ce discours pseudo-scientifique fonde une nouvelle religion dont ils sont les Grands Maîtres et qui leur permet d’affirmer une domination sans partage. Le futur qu’ils sont les seuls à créer dans nos imaginaires leur permet de se penser, eux aussi, éternels. » Rien de nouveau sous le soleil ou presque tant l’homme a de tout temps eu cette quête d’éternité, sauf que là toutes les barrières morales, anthropologiques et civilisationnelles volent en éclats et sont littéralement pulvérisées.
De la domination algorithmique au totalitarisme, il n’y a qu’un petit pas à franchir. Un exemple frappant parmi d’autres est celui de la Chine qui a mis en place un double système d’évaluation des individus : le premier est le « credit scoring » pour évaluer le crédit des entreprises et des particuliers ; le second est le « crédit social » qui établit une notation à base morale, sociale et politique des individus. Les deux systèmes sont interconnectés et consacrent, en quelque sorte, la société orwellienne de la surveillance permanente et du contrôle des comportements. Ne nous leurrons pas, cela concernera bientôt l’ensemble des sociétés, y compris celles de l’Occident « démocratique » et « éclairé ».
L’homme-internet est le créateur de sa propre servitude parachevant en une version moderne l’intuition de l’écrivain et poète français La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. Cet homme enchaîné se réjouit de ses liens, y trouve un intérêt ou n’a simplement pas la force de s’y soustraire. Vivre dans l’illusion de la liberté ne l’émeut guère. Entre pusillanimité et syndrome de Stockholm qui fait aimer son propre bourreau, chacun peut à loisir évaluer son rapport aux technologies numériques.
Pour les auteurs, les moyens de la résistance existent pourtant. Les philosophes grecs de l’Antiquité, déjà, insistaient sur le rôle du peuple dans la modération d’un pouvoir tyrannique : « Quand les hommes qui gouvernent sont insolents et avides, on se soulève contre eux et contre la constitution qui leur donne de si injustes privilèges. » Plus tard, au cours du Moyen Âge, les théologiens scolastiques s’intéressèrent aux conditions qui justifiaient la résistance à l’oppression. Ainsi, pour Saint Thomas d’Aquin, si on a affaire à un tyran d’usurpation, c’est-à-dire à une personne qui exerce une autorité sans légitimité, « l’élimination physique de la Bête est bien vue par Dieu car elle libère un peuple. » Dans la virtualisation du monde, le clivage se renforce entre deux idéologies : celle qui croit en la prééminence du numérique sur le matériel et celle qui souhaite réhabiliter le réel, l’incarnation, les émotions. On pourrait par facilité décrire ce clivage comme celui entre Anciens et Modernes, conservateurs et progressistes, enracinés dans les patries et convertis au mondialisme. Ou encore, celui entre tenants des limites physiques et anthropologiques, et croyants de l’illimité avec en fer de lance la toute-puissance de la volonté individuelle.
Si, nous l’avons dit en exergue, la crise migratoire avec ses flux incontrôlés est l’impensé de ce livre, peut-être parce que l’on peut dans les milieux universitaires critiquer l’omnipotence numérique mais en aucun cas remettre en cause le principe de la société multiculturelle, nos auteurs ne nous offrent pas moins un ouvrage intelligent, un chiffon rouge agité pour nous mettre en garde contre nos petites ou grandes compromissions avec le technicisme.