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Russie autre et autrement (12)

Russie autre et autrement (12)

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Épisode 12 : Les arts, opiums des masses

Je me permets un petit paragraphe sur le manque de culture en général : effectivement, les ouvriers russes me paraissent plus cultivés que les ouvriers de Saint-Denis en Île-de-France, mais, d'une façon générale, la société russe, depuis la destruction de l’ancienne aristocratie en 1917, n’avait pas encore retrouvé en 2017, cette liberté d'expression, ni la diversité nécessaire à la culture. Bien sûr, il existe d'excellents intellectuels et artistes, mais il semble que la culture reste le privilège des initiés. Comme partout, vous me diriez. Oui, comme partout, peut-être, mais si nous regardons à première vue la « culture populaire russe » postsoviétique, il s'agit de sport, et encore d'un sport collectif, donc non individuel, le hockey : ce graal spartiate est quand même à l'opposé de la culture apollinienne ou dionysiaque. C’est presque un parallèle anglo-saxon, américain. Le sport est utile aussi pour cette agressivité structurelle, pour l'armée qui séduit les jeunes car elle donne un "sens" à la vie, même agressif, une sensation d'aventure et un sentiment d'utilité collective (comme un équilibre entre récompense et punition par la hiérarchie). La culture populaire se confond avec la notion de religiosité russe. La religion orthodoxe, le vrai opium des nouveaux Russes (les nouveaux riches, ou les voleurs oligarchiques), leur sert pour :

  1. adhérer à l'idée d’État-nation de la Russie éternelle pour se "protéger" en groupe, sur les vestiges de l’ancienne aristocratie tsariste),
  2. adhérer à une redistribution de riches donateurs (renouveau soviétique et tsariste)
  3. adhérer à la maintenance des non instruits avec un remplacement de l'éducation étatique par la religion (structurelle et peu spirituelle).

 

Je tiens à m’attarder sur l’art, notamment sur la peinture, et sur les professions libérales, comme deux lances contre les quatre piliers du totalitarisme, qui sont, je me répète : arts, santé, système de retraites et l’éducation avec la science. J’ai choisi l’art pictural de la Russie. La musique, l’architecture ou la littérature sont tellement riches qu’elles dépassent l’ambition de ce texte.

La stéréotypie anonyme des icônes (sauf à de rares exceptions signées de Roubliov, Dionysos, Théophane le Grec, Tchierny) a été remplacée par des copies d'assez mauvaise facture, très formatées, peu inventives des iconostases « européennes » de Pavlovsk, Saint Nicolas des Marins, Saint Issac, des 18ᵉ et 19ᵉ siècles.  

À côté de Repine, Surov, Vasnietzov…, nous voyions l’art pompier correspondant à l’art officiel catholique du 19ᵉ siècle de l’Occident. La rupture dans le canon esthétique a été incarnée par des « peredvizhnikis », des artistes ambulants, un remake pré-impressionniste à la Manet. Rares étaient les exceptions salvatrices et innovatrices : Lévitan, Tropinine, Krimskoyi, Bankst, Antokolski en sculpture. Mais deux noms sortent du lot, par leur force créative, deux artistes vénérables : Andrei Roerich et Alexeï Vroubel.

 

Après les périodes de l'aristocratie sclérosée avec des peintres académiques officiels, avec uniquement une grande maîtrise technique et rien d’autre, survient la période de la destruction de tout ce qui est ancien, traditionnel et beau, l'introduction de nouveaux canons de beauté selon le dogme du socialisme réaliste et du marxisme-léninisme, la débâcle des anciens courants figuratifs balayés à mort, souvent au premier sens du terme, par l'avant-garde russe (Kandinsky, Rodchenko, Lissitskij, Malevitch). Les expérimentations dites classiques de la recherche d’une nouvelle harmonie esthétique (Malevitch, Petrov-Vodkin, Malayan) ont été remplacées, tout d'abord, par la déflagration idéologique (Malevitch, Rodchenko, Gontcharova, Litvinov), puis par un retour d’un renouveau des formes anciennes, mais avec une nouvelle idéologie, et donc la combinaison redevient non-viable comme auparavant les peintres académiques, sans messages adéquats. Bien sûr, il y a des exceptions honorables : Donenko, Filonov.

Une fois de plus, un peintre me parait plus accompli que les autres : Kuzma Petrov Vodkin, avec sa recherche de perspective sphérique et sa synthèse du sacré et du banal. Les artistes russes étaient assez isolés, comme le reste de la population, dans la société russe elle-même et des mouvements artistiques étrangers. De là vient aussi l'explication qu'il n’y a pas de naissance de "courants" collectifs à de rares exceptions près, les « peredvizhnikis ». Il n'y avait pas "d'école". La peinture russe, comme le reste de leur histoire culturelle, manque d’une tacite et sereine progression, voire d’une évolution naturelle diversifiée, du niveau individuel vers la communauté, sortant de la masse des divers mouvements ou mouvances étouffés et étouffants. Au contraire, leur histoire est trop souvent saccadée par des révolutions ou par des guerres, trop souvent basée sur les exceptions individuelles. Certes, il y a toujours des artistes qui surpassent les autres, mais il n'y a pas de style comme en Italie ou d’écoles comme en France que nous avons vu naître depuis la Renaissance : je pense que c'est une fois de plus à cause du manque de diversification de la société et de la « masse créative » qui s'enracine dans la classe moyenne qui serait suffisamment éduquée (non formatée) et suffisamment motivée (non corrompue), et suffisamment peuplée pour échanger librement pour s'identifier avec son produit du marché. Par rapport au manque de style allemand décrit par Erwin Panofsky, en Russie, les isolements dus aux distances géographiques sont considérablement plus grands qu'en Allemagne. Actuellement, il n'y a pas de création spontanée : toutes les commandes sont étatiques, publiques ou provenant des oligarques, elles sont "keynésiennes" : effectivement, il n’existe plus d'artistes comme Tchekhov qui, après son travail de médecin, écrivait. Tous passent par un comité pour artistes dans les mairies ! Tout est inversé ! Rien ne pousse en dehors de la clôture et de la commande centralisée ! La France, avec les créations pour le ministère de la Culture, ses FRAC et autres centres, crée une demande artificielle, idéologisant et sclérosant l’art : en France, je dis souvent « Bienvenus au pays des Soviets » ! L'art russe est donc une réflexion centralisée de ce qui se passe ailleurs : en Europe, aux États-Unis, selon les commissaires publics qui passent les commandes. La réalité russe et l’art russe comme recherche du dévoilement (poïesis) de la réalité n'existent pas et n'ont jamais existé. Les preuves en sont les collections formidables de l'art européen (impressionnisme, jugendstil, Nabis, expressionnisme, fauvisme…) de Morozov, Shushkin au musée Pouchkine jusqu'à l’exposition de copies ou de moulages dans le même musée. Mais il n'empêche que ce musée est formidable ! Le gel de la collection Morozov en Occident depuis la crise ukrainienne est un chantage et un vol de guerre d’un des belligérants.

L'avant-garde russe dans les années 1920 en Russie et pour le monde de l'art, était la théorie de Theodor Adorno aux USA après la Deuxième Guerre mondiale avec l'émergence de l'art purement abstrait et conceptuel. Les Russes d'avant-garde ont beaucoup influencé les mouvements européens tels que le Bauhaus, puis l'abstraction américaine. Théodore Adorno est un marxiste extrémiste de l'école de Francfort qui efface le rôle de l'artiste comme un démiurge réactionnaire au profit de la commande collectiviste et de la production non identifiée, non identifiable en art (il préconise en effet la non-création !). Il a fortement influencé le marché public artistique dans toute l'Europe. Cette banalisation publique et la commercialisation oligarchique de l’art et de la réalité et le remplacement de la recherche artistique par une simple copie et sa simple translation au milieu russe est pathognomonique de la misère artistique qui en résulte : aucun art n'existe vraiment et il n'est que financier ou d’achat de bon goût selon la demande des acheteurs (les anciens fortunés ou les nouveaux Russes proclamant avoir en leur possession des objets d'art "de bon ton" – voici une position hautement capitaliste !). Ce camouflage de l'art est identique à celui de la vie en société. Le goût du « bon ton » en société est traduit par le directivisme centralisé, hiérarchisé, collectiviste non individuel, non spontané, commandé, non empirique, stérile, à l’Adorno ! Les Olga et Ilia Kabakovs me semblent être les exemples les plus parlants, mais aussi Oleg Koulikov ou d'autres célébrités de la vanité financière d'aujourd'hui.

Il n'y a aucune notion libérale. En peinture, seuls les « grands » artistes soutenus par l’État ou les oligarchies (Kabakovs) existent, les autres sont invisibles, à proscrire et dégradés et ont le statut de « loosers » (jadis la dissidence soviétique, aujourd'hui la dissidence du marketing, deux dissidences marxistes).


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