Russie autre et autrement (6)
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Russie autre et autrement (6)
Épisode 6 : société et économie enchainées, centralisées… asservissement.
L'État providence, Léviathan, est un paradigme de la pensée économique russe depuis l'industrialisation au XVIIIe siècle avec la conquête du Far Est (Extrême-Orient) et l'expansion tsariste vers le sud (Catherine II, Alexandre I et II, Nicolas I) où tout est pensé pour les salariés. Cette idéologie du profit industriel fait de la société hautement et purement matérialiste une société de technocrates avec une logique comptable dans laquelle aucune autre forme de culture (médecine, arts…) n’est que tolérée. Il n'y a pas d'économie individuelle privée.
En russe, il y a deux expressions utilisées pour « privé » en économie :
- litchnyi = osobennyi = personnel = privé = particulier = individuel sans aucune demande du collectif, de la mairie, de l’État, de la société, en bref, donc c'est économiquement suicidaire ;
- ouchastnyi, qui veut dire plutôt corporatiste, enchaîné. Aucune activité économique ne répond à la demande spontanée par une offre spontanée : il faut que toute demande soit tout d'abord reformulée par un intermédiaire (État, mairie, oligarque, supranationale….) qui la juge pour savoir s’il peut en tirer un bénéfice. Si oui, et seulement oui, il la reformule et la présente aux fournisseurs (entrepreneurs locaux, quasiment jamais individuels, très souvent des branches de l'intermédiaire) et débloque des moyens pour lancer l'économie et asservir ce malheureux fournisseur, déjà esclave de ses propres ambitions. Ce keynésianisme est considéré en Russie comme "la force du marché", tandis qu'en Europe, nous le voyons comme de l'interventionnisme étatique (en référence à la relance de l'économie britannique après la Deuxième Guerre mondiale par une demande étatique de reconstruction). Ce keynésianisme est bien sûr fortement présent en Occident et les candidats aux diverses élections ne parlent de rien d’autre que de subventions. Notez bien que John Maynard Keynes (1883-1946) était marié avec Lydia Lopokova, espionne russe à Cambridge et sympathisante du groupe de Bloomsbury en arts, « les intellectuels » de gauche pro-stalinien.
Mon ami, en 2016, s'est aperçu de la similitude entre Saint-Pétersbourg et Baltimore ou Boston : deux villes construites à la même période du XIXe siècle, avec fleuves et mer, le même urbanisme, la même mentalité pour montrer son propre succès, les grosses voitures, les grandes rues et les larges avenues, les mêmes enseignes de commerces (Bata à l'époque, puis McDonald, King Burger, Starbucks Coffee…), le même ENCHAÎNEMENT. Effectivement, il y a une différence entre les USA et la Russie : les USA considèrent la liberté individuelle comme le Graal de leur culture et leur tradition culturelle les incite à pousser les individus, donc le commerce individuel privé, tandis qu'en Russie cette individualisation n'existe pas. En Occident, les libéraux, les artisans, les petites et moyennes entreprises… peinent à se défendre, mais subsistent.
En Russie, la non-existence de l'individu et donc de la société civile se reflète sur le marché du travail où tous les salariés (successeurs des prolétaires, voire des moujiks et « krestianes », mais toujours marxistes) sont employés soit par des multinationales, soit par l’État (administration, armée, marine). Tout le monde est salarié et vit dans une misère acceptable qui est arrondie à la fin du mois par un second boulot. Seuls deux secteurs, la finance et la loi, échappent à cette règle. Ce second job n’existe que dans les grandes villes, ailleurs il n'y a que la misère.
Deux exemples : notre guide à Saint-Pétersbourg était docteur en sciences économiques et enseignante à la faculté, et notre chauffeur à l'aéroport était un acteur titulaire du théâtre d'État de Saint-Pétersbourg. En 2018, l'essence coûtait environ 60% du prix en France, un appartement de 70m² en grande banlieue de Saint-Pétersbourg environ 6-7 millions de roubles (80-100 000 €). Les crédits étaient autour de 6-7% pendant les premiers trois ans, puis à 9%, mais souvent à 10-12%. L’inflation baissa de 82% en 1999 à 14% en 2008, de 4% en 2018, 9% en 2024. Le salaire de notre artiste du théâtre d'État en 2018, à l’âge de 35 ans, était d'environ 30 000 roubles (= 450 €) par mois, il paye 13% des impôts (flat tax) avec un prélèvement à la source et, avec son second job de chauffeur de taxi, il obtient environ un revenu de 600 € (42 000 RBL) mensuels.
Le salariat comme forme de collectivisme économique outrancier est omniprésent et égalitaire en Russie : s'il existe une grande disproportion entre les revenus des oligarques et leurs marionnettes ("directeurs divers"), il y a peu de différences parmi les autres salariés. Si "slave" sonne, par onomatopée, comme "esclave", c'est une coïncidence fâcheuse, mais celle-ci présente le salariat comme la dernière mutation d’asservissement : salariat-prolétariat-servage-engagisme-esclavage. Cette salarisation ou prolétarisation qui en résulte est frustrante et triste. Karl Marx avait faussement affirmé que le partage du travail crée la richesse, mais, au contraire, le partage crée la redistribution, donc l'injustice, et la production hypertrophiée (productivisme, batisme…), détachée de l’incitation à la demande, donc des disparités. La production qui était invendable dans les années soviétiques a produit des stocks inutiles d’un côté et des pénuries non planifiées ou asservissement aux marques occidentales d’un autre côté.
Le batisme est la première forme de partage de travail sur la chaîne de production et la première forme industrielle d'aliénation entre le producteur et le produit. Le "batisme" est l’avant-première du "fordisme", selon Thomas Bata en 1894. Thomas Bata était un cordonnier de sa Majesté l'Empereur d'Autriche qui, après la constitution dualiste en 1867 et après la création de l'Empire austro-hongrois sur les débris de l'Empire habsbourgeois, a obtenu le monopole pour l'Empire de chausser les soldats de l'armée. La guerre enrichit les uns en dépit des autres !
La « Société des chaussures Bata » a été fondée en 1894 à Zlín, aujourd'hui en République tchèque, mais qui, à cette époque, faisait partie de l'Empire austro-hongrois. Elle a été fondée par Thomas Bata (en tchèque : Tomáš Baťa) issu d'une famille de cordonniers depuis trois cents ans. Il devint rapidement l'un des premiers producteurs de chaussures avec une semelle en cuir et le haut en tissu, après avoir conçu les chaînes de production sur l'exemple des tisserands anglais, avec un partage du travail. Il a implanté ses chaînes dans les régions les plus pauvres de l'Empire (en Walachie) où il a créé toute une société enchainée : ses ouvriers naissaient dans ses maternités, allaient dans ses écoles, étaient ensuite formés dans ses centres, travaillaient sur les chaînes de production de Bata, allaient à l'église sur le campus Bata, se soignaient dans ses hôpitaux et étaient enterrés dans ses cimetières. Bataville, Batadorp, Batawa, BataPark, Bata Estate… sont les noms de ces paradis. Si un individu ne voulait pas adhérer à la bien-pensance de M. Thomas Bata, il était mort. Exclu. Un outsider. Cet asservissement a inspiré, dans les années 1890, Henry Ford qui a fait du fordisme industriel un modèle dans l'industrie automobile. (NB : Zlin est aussi la ville natale d’Ivanka Trump, une femme influente d’esprit anti-batiste.)
La non-existence d'éléments indépendants (classes moyennes : juristes, professeurs privés, médecins, petits entrepreneurs qui peuvent vivre librement de leur travail) force la société à un salariat et les salariés à devenir des oligarques, des patrons d'État, des hauts fonctionnaires… L'âme russe à 90% aime cette dépendance verticale envers son patron, son tsar, son État… Le keynésianisme (interventionnisme de l'État pour créer artificiellement la demande) est vu comme une bonne idée économique ! Pas par tous les citoyens, et pas du tout par les économistes et les politiciens qui ne partagent pas cette idée de verticalité, mais ils sont minoritaires, cruellement minoritaires dans la population. La demande est donc créée, elle n'existe pas comme une nécessité économique imminente ! Et si donc la demande est créée, elle ne nécessite pas de réaction des nouveaux acteurs économiques pour maîtriser la demande spontanée : tous les talents, les improvisations, les éducations, les entreprenariats sont A PRIORI EXCLUS !
Tout passe dans l'économie russe par une décision verticale : les oligarques (boyards), l'État russe (tsar) ou les supra-nationales (khan mongols). L’Occident conserve la même chose, certes, mais aspire, prétendument et démagogiquement, à une liberté individuelle.
Le rôle positif de l’embargo européen sur l'importation de produits agricoles vers la Russie a été une ouverture pour les petits entrepreneurs, les producteurs locaux ou les étrangers installés en Russie qui ont produit sur le territoire russe des produits d’appellation étrangère ou des biens auparavant importés, comme des fruits et légumes, des produits laitiers, etc. Cet embargo n’a pas été une demande, mais une réalité économique brutalement imposée. La renaissance des vergers, des vaches laitières permet une certaine indépendance de la Russie pour ces produits, mais celle-ci est encore trop faible. Oui, il faut donc accentuer l'embargo pour que la société russe devienne plus occidentalisée, plus libre, moins enchainée ! Les sanctions européennes sur les produits agricoles sont nécessaires et positives pour la Russie : il faut les prolonger pour le bien de la Russie qui a trouvé, entre-temps, son autosuffisance pour la production de lait, de fruits et légumes. La résilience extrême du peuple russe garantit le rebond du renouveau.
Les récents embargos pour « punir » la Russie pour son rôle en Ukraine se sont tournés plutôt contre l’Europe ou tout Occident qui doit acheter du gaz de schiste ou du pétrole plus cher chez nos amis et alliés américains. La Russie, tellement harcelée, a ouvert son marché aux producteurs, russes ou étrangers sur son territoire, et il y a donc des producteurs "locaux", français et aussi anglais, chinois, japonais… qui produisent du fromage, du pain ou du vin ! Maintenant, il faut que la Russie opte pour une sortie de l'industrialisation et de la société industrielle vers une société post-industrielle, ce qui n'est pas possible tant qu'il n'y aura pas de petites et moyennes entreprises et cette classe éduquée, non formatée, créative, moyenne !
Les Russes se voient toujours en période industrielle de l'évolution sociétale, d'où la persistance du marxisme florissant comme idéologie des masses laborieuses, tandis que l'Occident se tourne vers l’ère post-industrielle. L’individualisation semble inévitable en Occident comme en Russie, non seulement à cause de la déception de la période industrielle avec ses hiérarchies, punitions et récompenses collectivistes (batisme-fordisme-national-socialisme-fascisme-communisme), mais aussi avec l'arrivée des informations très personnalisées grâce à Internet (Wikileaks, Télégramme, et d’autres).
D'où également cette agressivité russe contre l’Occident qui assume son hégémonie non plus par la science et par les armes, mais par l'information qui passe sur Internet, vraie ou fausse, ou manipulée, mais rarement complètement contrôlée. Yandex, équivalent de Google, doit faire de la Russie une superpuissance indépendante de Google. Les cyberattaques russes (menées par des oligarques) doivent affaiblir ce qui semble la base de l'indépendance de l'Occident au XXIe siècle.
L’agressivité occidentale contre la Russie provient d’une idéologie européenne d’une suprématie culturelle, militaire et commerciale, héritière de l’âge des Lumières qui est évidemment fausse, mais elle nourrit suffisamment la démagogie politicienne pour l’électorat occidental et pour harceler la Russie, voire l’attaquer, ou lui tendre le piège de l’Ukraine. Les Russes acceptent cette “supériorité de l’Occident” en disant “toutes tendances culturelles ou commerciales arrivent en Russie en provenance de l’Occident”.
Les CHAÎNES économiques (chaînes de taxis, de restaurants…) sont encore paradoxalement l'expression la plus LIBÉRALE de l'économie (elles sont plus proches des petites et moyennes entreprises européennes qui n'existent pas en Russie) : quel paradoxe et quel non-sens économique et linguistique !
La sémiologie de l'utilitarisme collectif détermine le bien et le mal. Ce qui est public est bien, ce qui est unique est mauvais. Il n'y a aucune notion de « libéral » ou d'individualisme.
LE CONFLIT EXISTENTIEL INSURMONTABLE ESSENTIEL ENTRE L'OCCIDENT ET L'ORIENT
Le conflit existentiel insurmontable essentiel entre l'Occident et l'Orient est dans le conflit entre l'individualisme occidental, libéral et le collectivisme oriental, tribal.
C'est dans cette absence du secteur privé individuel indépendant que l'incompatibilité avec l'Europe est la plus marquante : l'ASSERVISSEMENT est imminent à l'âme russe dans son expression économique et sociale, tandis que l'Occident aspire plus fortement à une expression individuelle et libre, non asservie, non assujettie.
Médecine comme paradigme d’ART et d’individu
Même le Dr Botkin, médecin personnel du tsar, une des victimes de la tuerie à Sverdlovsk (Ekaterinbourg) de l'assassinat de la famille tsarine de Nicolaï II par Lénine, est inhumé dans la chapelle impériale à Saint-Pierre-et-Saint-Paul à Saint-Pétersbourg à côté de son maître, comme l’un des nombreux serviteurs.
La notion d’une médecine, qui n'est pas une science exacte mais un art, est étrangère aux Russes, comme aux autres victimes occidentales du positivisme, et aussi aux Français. Les Occidentaux (Europe et USA), sous l’influence du marxisme et du positivisme outrancier, ont adopté ce mirage du scientisme, la « religion de la science ». La médecine s'éloigne du serment d'Hippocrate et la "médecine" (surtout sous l'influence des disciplines non médicales mais chirurgicales) devient collectiviste (trans-humaniste). C'est encore un non-sens sémiologique de parler de la médecine car elle devient un outil de la production en chaîne, des masses, des clones… Comme les Français, les Russes comprennent bien que les guérisseurs sont des « privés », mais pas les médecins… ? Et je ne parle pas de la médecine libérale qui cumule la solidarité publique avec l'entreprenariat privé dans une très bonne, productive et efficace symbiose médicale et sociale ! Cherchez l’erreur ! Leur système de santé « protection de santé » « Zdrovo-okhronenie » n’a rien en commun en médecine mais il représente un système de guerre des officiers médicaux, il s'agit d'une autre branche d’agressivité structurelle russe. Les gesticulations anti-covidiennes occidentales sont des incarnations de mêmes inepties. Les tendances collectivistes occidentales sont atrocement privilégiées depuis des décennies, mais les résidus réfractaires libres existent.
Il était triste de se faire conduire à l'aéroport par un acteur assumé dans un taxi privé qui était obligé de travailler comme chauffeur pour subvenir à sa jeune petite famille. Il était intéressant de parler avec Irina, professeur de français à l'université et professeur invité de français dans une université française, qui fut notre guide à Iaroslavl et qui seule a compris cette différence économique et culturelle majeure. Il était navrant de parler avec une jeune Anastasia, fraîchement diplômée d'un doctorat d'Etat de finance ou d'économie et qui gagnait plus comme guide à Peterhof que comme fonctionnaire d'Université à Saint-Pétersbourg. Tout le monde a des diplômes futiles avec lesquels ils inondent le marché du travail ; quant aux diplômes utiles, ils deviennent pervertis et inutiles car ils se noient dans la masse des concurrents futiles. Le chômage est maîtrisé à 5,2% en 2018 et 3.2% en 2024 mais c'est un chômage masqué de précarité de salariat. L’Occident camoufle son chômage derrière des études biaisées, plus qu’en Russie. Le "double travail" des Russes était en 2018 très répandu et signifiait l'appauvrissement de deux professions salariées.
Un exemple : un professeur de français au lycée travaille comme guide ou donne des leçons privées pour gagner 50-70% de son salaire en parallèle. Autre exemple d'un chauffeur de taxi à Vladimir dont la voiture est privée mais dont toutes les commandes proviennent de l'agence de tourisme moscovite. Sa voiture était privée car il s’agissait d'un ancien officier de l'Armée Rouge, un retraité-pensionnaire (l’âge de la retraite des militaires est à 45 ans) qui avait un capital suffisant pour pouvoir s'acheter une grosse Hyundai et pour l'exploiter.
L'accumulation des emplois précaires ne crée pas la richesse individuelle dans laquelle un individu peut s'épanouir, créer ou exceller, ou peut exister, mais elle permet de subsister.
L'appropriation par les puissances victorieuses de ce qui est bien ou mal philosophiquement prend en Russie des dimensions grandioses, presque métaphysiques : le collectivisme public est bon, vrai, unique, essentiel et beau. Il n'y a rien qui évolue en dehors de ces limites : comme chez les aristocrates russes et les Russe blancs d’avant 1917, chez Bata, Rockefeller ou Ford, "privé démocratique", chez Krupp, "privé collectiviste nazi", en Russie soviétique ou oligarchique quand tout existe comme commande et utilité d'un collectif. Rien ne pousse en dehors de ces limites. Rien…