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Petite chronique du pays réel – une rentrée littéraire

Petite chronique du pays réel – une rentrée littéraire

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En cette période de coupure entre le peuple et les élites, je trouve qu'il est important de faire la chronique du « pays réel », celui dont on ne parle jamais, dont il n'est jamais question, méprisé, raillé. Les petites histoires que je raconte dans ses chroniques sont réelles. Bien entendu, comme je ne me balade pas avec un micro omni-directionnel, je les réécris. Et la tentation d'appuyer sur les ridicules des nantis, leurs tics de langage étant ce qu'elle est, je me permets de les mettre un peu plus en lumière. Et je change bien sûr les prénoms des protagonistes bien que d'aucuns peuvent se reconnaître.

Les deux hommes sont attablés à une petite table de ce café chic de Saint Germain des prés. Ils sont en short beige et « polo » de couleur pastel, des lunettes de soleil négligemment accrochés sur la boutonnière. Devant eux, un éboueur ramasse les feuilles et les papiers, de temps à autres ils froncent les sourcils, c'est qu'il en fait du bruit avec sa poubelle à roulettes. Ils ont pourtant des sujets graves à aborder, à commencer par celui de la rentrée littéraire. C'est qu'ils sont écrivains tout les deux, des auteurs pas encore tout à fait reconnus. Mais ils sont édités. L'un d'eux vient de sortir un livre, il explique comment il y est arrivé :

Tu comprends, je connais Jean-Guy du service éditorial, c'est un ami. Je l'ai rencontré avec son mari, Charles, ils veulent adopter un petit garçon indien. Mais seulement tous ceux qu'on leur propose sont soient trop moches, soient malades ou handicapés, je ne te dis pas le problème. Il a lu mon truc (dire truc pour manuscrit, ça donne l'impression de l'humilité, du sens du recul sur son œuvre), et ça lui a plu.

Alors il l'a pris pour sa collection « Regards sur le réel », parce que dedans, du coup je parle de ma relation difficile avec mon père, avec ma mère trop catho. Tu te rends compte, y m'avait mis dans un pensionnant super bourgeois du XVIème, mais j'y étais pas heureux, je raconte tout ça.

Son interlocuteur ne semble pas passionné, bien qu'adoptant une attitude se voulant attentive. Il fume sa cigarette électronique, la pose, la reprend sans la porter à sa bouche, la triture entre ses mains. Il se fiche visiblement de la logohrée de l'autre. C'est apparement lui le dominé du duo, le faire-valoir. Il lui répond :

ça doit être passionnant, faudra que je le lise, tu pourrais pas lui montrer ce que j'ai écrit ? Cela doit être mieux que les 550 livres qui sortent encore cette année pour la rentrée littéraire, moi je préfère encore relire les classiques du coup. (dit-il comme tous les auteurs privés d'éditeur et un rien frustrés) Moi aussi je parle de mon adolescence et du début de ma vie d'adulte quand je me cherchais, et que je ne savais pas trop quoi faire.

L'autre ricane : « Ah oui tu racontes ta vie de petit provincial quoi ». Ils sont interrompus par un mendiant venant se planter devant eux en tendant la main. L'homme est vêtu de plusieurs couches de vêtements entassés, par la chaleur qu'il fait il ne sent pas très bon. Il reste là immobile et muet plusieurs minutes. Les deux hommes regardent ailleurs avec insistance, font mine de scruter avec attention l'écran de leur « smartphone » de prix. Le mendiant abaisse la main, et se détourne. Il va voir un peu plus loin vers la station de métro. Les deux « auteurs » sourient d'un air un rien gêné, ils se mettent à parler politique, je comprends qu'ils sont tous les deux de la gauche « concernée », la gauche « citoyenne ».

Moi je vote aux primaires de la gauche, j'aurais bien aimé que Macron il reste, il est quand même mieux que les autres, et puis il est quand même plus photogénique. C'est important quand même. Je suis de gauche mais enfin on va quand même pas faire la révolution, tout le monde ne mérite pas tout ça, dit-il en englobant dans un geste le café, le quartier et l'église toute proche. On est pas des privilégiés, on a conscience de notre chance quand même.

Les « autres » y sauraient pas quoi en faire, nous au moins on peut leur montrer pour le développement durable, c'est important merde, le commerce équitable, faut quand même plus de justice et d'égalité pour qu'on vive mieux…

C'est à ce moment que le serveur arrive avec la note des deux verres de vin que les deux auteurs ont pris dans ce très chic et aussi touristique établissement germanopratin. L'un d'eux, le « dominé », lève la main feignant un côté très « grand seigneur » :

Attends je règle, 14 euros c'est pas la fin du monde, et ça me fait plaisir…

En face, non loin d'une sortie secondaire de la station métro, le mendiant s'est installé au milieu de ses affaires, toute sa vie dans quatre sacs « Lidl », il s'allonge sur le côté, et contemple le passage des parisiens les yeux dans le vague. Les deux littérateurs se lèvent de leurs chaises se promettant de se revoir très vite, pour le coquetèle de présentation du livre de l'un, et pour parler du livre de l'autre. Ils essaient de remettre en place la mèche qui retombe sur leurs yeux à tous deux. Ils demeurent très juvéniles. Ils ont tous les deux un côté un peu précieux, un rien affecté, mais sans excès.

C'est ainsi que leur monde, celui du mendiant, celui des personnes qui travaillent dans le même quartier et rentrent en banlieue en fin de journée, celui du serveur et de l'éboueur ne se croisent jamais. Ce sont des planètes sur des parallèles parfaites, des univers qui s'ignorent de plus en plus et qui continueront de le faire. Ce n'est pas demain que le pays légal dont les deux « ôteurs » sont des représentants feront leur « aggiornamento » et se remettront en cause. Ils demanderont même plus de coercition au pouvoir contre la France périphérique pour ne pas avoir à le faire.


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