Les variations Hadleigh selon Giorda
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Au commencement, il y a un tableau que personne n’aurait remarqué. Un tableau de l’anglais Constable : « Château Hadleigh, embouchure de la Tamise - Matin, après une nuit d’orage » destiné à la Royal Academy et dont une esquisse grandeur nature est exposée à la Tate à Londres. Cela représente un château en ruine accroché à un piton rocheux accidenté, se jetant dans une mer brouillonne sous un ciel tracassé (de traîne dirait les météorologues), bref une représentation romantique typique du deuil impossible.
Diminuer jusqu’à se vider pour laisser de la place en soi à ce que l’on regarde
Après, il y a 30 tableaux de Patrice Giorda qui se veulent transpositions personnelles de ce premier tableau. Pourquoi ce choix de la part de Giorda ? Ce tableau, il l’avait déjà vu, il en est sûr, mais un jour, il l’a reconnu, il l’a donc découvert. Qu’a-t-il vu ? Un choc de couleurs entre le fond froid et les blocs bruns sombres, le choc des masses entre le solide, le liquide, le vide… ; entre la verticale du château en ruine et l’horizon accidenté de la terre, de la mer, du ciel. Cela nous donne d’abord comme une leçon de celui qui sait voir, qui sait se laisser saisir, qui sait diminuer jusqu’à se vider pour laisser de la place en soi à ce qu’il regarde. Giorda dit avoir ressenti un fléchissement intérieur : « Grâce à lui, je revenais vers moi. » Il a donc décidé de graviter autour de cette œuvre de Constable, comme en musique on tourne autour d’un thème, comme en littérature on glose sans fin sur ce qui fait la phrase. Il a comme mis hors de lui son moteur intérieur, son inspiration, comme pour mieux s’attirer, se revenir. Les 30 tableaux ont été peints sur un seul souffle, en quelques mois. « C’est un peu comme quand on reçoit un ordre intérieur (…) L’émergence du sujet devient une évidence à laquelle on ne peut pas déroger. » Et d’un coup, c’est le contraire de la traversée du désert ou de la nuit de la foi. Il y a une obsession, on sait quoi faire tous les matins quand on se lève. On se sent soulevé, porté par cette inspiration. Giorda nous confie ça avec l’œil qui sait que le bonheur est là.
Une gargouille qui transforme le drame en tragédie
En prenant un tableau d’un autre comme sujet de sa propre peinture, Giorda rappelle qu’il est inscrit dans l’histoire de la peinture, dans une longue tradition. Ses racines puisent chez Velasquez, Courbet, Le Greco, Cézanne, Van Gogh,… On sent chez lui comme une nécessité de rendre grâce à ceux qui l’ont précédé, d’accuser réception. Un peintre ne peut le faire qu’en couleur. Giorda est sans aucun doute une gargouille, il reçoit cette peinture de Constable et la dégueule comme il peut. C’est sa façon d’individuer toute l’histoire de l’art et de transmettre. Giorda doit avoir un fond romantique pour avoir arrêté son regard sur Constable. Et pourtant, il ne sait que le traduire en tragédie. C’est la même chose et pourtant, il y a à la fois une violence et une résignation plus grande. Ce n’est plus une plainte éternelle dans l’espoir que le monde change, c’est un cri dans la conscience que le monde ne peut pas (ne doit pas) être autre. Rien ne peut se taire chez Giorda, tout crie. Il semble nous dire à travers la radicalité de la lumière que révèlent ses couleurs, que l’on n’a pas le choix, de toute façon, il y a le feu, urgence, on ne peut exister que dans un cri. Et il semble presque s’en excuser.
Giorda a trouvé son point d’inachèvement
Ces variations Hadleigh ne se sont pas faites à la façon de Monet qui regarde les différences apportées par la lumière sur un sujet, mais en partant d’un état intérieur, et des portes de couleur que les précédents tableaux ont ouvertes. Notons qu’il n’y a pas de dessin dans la peinture de Giorda et s’il devait y en avoir, ce serait 5 lignes, trois verticales pour le château en ruine, une horizontale pour la mer, une oblique pour la terre qui plonge dans la mer. En chef d’orchestre, Giorda distribue les ombres, les empâtements et les couleurs bien sûr. Son tableau est la palette, la palette est le tableau, les mélanges se font in situ. Et Giorda veut que le mélange résonne tout de suite. Dans la peinture de Giorda, il n’y a pas un temps de la création et un temps de la réalisation, il n’y a qu’un seul et même temps. Ce qu’il veut : « Mettre la couleur en espace et en lumière. » A noter que ce tableau de Constable qui a attiré le regarde de Giorda est une esquisse, c’est-à-dire la copie anticipée du vrai qui permet de tester les couleurs. Giorda trouve les esquisses de Constable plus fortes que les tableaux achevés, il trouve que cela flirte avec Van Gogh par anticipation. Giorda, lui, ne fera jamais que des esquisses. Il ne sait pas achever, il ne veut pas achever. Achever une peinture, n’est-ce pas la tuer ? Nicolas de Staël ne cherchait-il pas son point d’inachèvement ?
Corps à corps
Rendre présent, voilà bien le défi de la peinture pour Patrice Giorda. Rendre présent ce qui est déjà là. Et Giorda avoue que le travail d’incarnation est un travail laborieux au-delà de l’inspiration qui fonde le tableau. C’est laborieux car il s’agit d’une confrontation avec le tableau qu’il veut toujours vertical. « Le tableau est là pour équilibrer ce que l’on est. » confie-t-il, entre l’inspiration première et le corps qui doit la rendre présente. Et à la fin, il faut que le tableau échappe au peintre pour que cela soit une œuvre. Cela part d’un tableau romantique d’un autre, cela passe par la gargouille Giorda, cela laisse la couleur résonner, cela sort en tragédie inachevée.
Nous n’avons même pas dit que nous avions aimé. Peut-on gloser à l’infini sans aimer ? Quelle jouissance de parler de ce que l’on aime !