Rien n’a existé
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Rien n’a existé
(Extrait de FOL)
Il fait froid ce matin. Ça tombe bien. Ce serait encore mieux s’il pleuvait dru puisqu’il va pleurer. Que tout son corps, de pied en cap, dégouline comme un truc percé qui se vide. Ce serait mieux que le soleil ne se lève pas aujourd’hui. Qu’il ne se lève plus jamais, éventuellement. Sept heures du matin, place de la Bourse. Petite place au cœur d’un lacis de rues empruntées pour aller au lycée. Dernière halte avant la foule des lycéens et étudiants, sacs d’hormones, propriétaires d’atmosphère, têtes à casquettes et à claques. Antichambre de la mondanité cool des jeunes gens insouciants. Gestes amples, voix hautes, regards idiots. Le rendez-vous de la place de la Bourse a été fixé par téléphone. Elle l’a convoqué en fait. La garce. Quel paradoxe de souffrir de se savoir attendu. Ce doit être ça, l’échafaud, la prédestination, la vie programmée. Elle l’attend. Il se presse quand même. Quand on aime son bourreau…
Matin d’automne, nuit qui meurt, aurore qui dévore les filets de lumière artificielle, froid qui rougit les yeux, léger vent qui débarbouille du sommeil, gerçures en gésine, quel joli temps pour se dire au revoir. Renaud fredonne Barbara. Comme souvent quand il marche. Sur le chemin qui mène au lieu de rendez-vous, il vérifie dans les vitrines que sa mine est suffisamment défaite, que ses yeux sont suffisamment rougis. Il faut que la scène soit bien jouée, il n’y aura qu’une seule prise. La tragédie est toujours exigeante. Il aplatit ses cheveux chou-fleur, ça fait clown. Il voudrait les avoir plus fins, plus rares, plus raides. Il renifle, se mouche. Il se décompose un visage. Les circonstances l’exigent.
Alix l’a convoqué. Elle a dit que c’était fini. Qu’est-ce qui est fini ? Rien n’a existé, ils n’ont jamais été ensemble. C’est fini. Avorté donc ? C’est fini de jouer, de s’imaginer des trucs, de fantasmer… C’est fini de s’écrire surtout. Elle veut qu’ils se restituent toutes les lettres qu’ils se sont adressées depuis des mois, presque un an. Chacun reprend ce qu’il a écrit. Chacun ravale ses mots. C’est mieux que de les détruire. Drôle d’idée tout de même. De quoi a-t-elle peur ? De quoi a-t-elle honte ? La jeune fille est dure. L’homme est faible. Tout est en ordre dans cette économie des sentiments.
Il retourne à la case départ, les neurones ébouriffés, la tête quasi dévissée. Toupie. Il y arrive, place de la Bourse. Charmant endroit pour organiser un échange. Troquer sa dignité. Remboursez ! Chacun reprend ses billes. On se croirait hors-la-loi. De la drogue contre de l’argent ? T’en veux ? T’en veux plus. Pas de drogue, pas d’argent, simplement des lettres d’amour contre des lettres d’amour, des lettres qui les reliaient. Elle a dit que c’était fini. Elle a voulu dire en fait : cela n’a jamais existé. On annule tout. C’est du négationnisme à leur taille. Révisionnisme à taille humaine. Extrêmement violent, si on y pense bien. Qu’est-ce qui fait que l’homme s’exécute, accepte de rendre ce qu’elle lui a écrit, accepte de rendre ce qui lui appartient ? On ne vole pas le passé de celui que l’on a aimé. Ça ne se fait pas. Elle le fait. Rendre impossible l’avenir n’est pas suffisant. Il faut encore nier le passé et rendre perpétuel un présent tragique. Elle a tout planifié. Un mardi matin, sept heures, place de la Bourse, en cachette, comme toujours. Sauvage. Il l’aime. Dans cette façon qu’elle a de le quitter, dans sa façon qu’elle a de l’humilier, dans sa façon qu’elle a de nier ce qui a été, ce qui aurait pu être, dans sa façon d’évacuer tout regret, tout remord. Il l’aime.
Il arrive. Il est tétanisé. Il va donc réellement vivre ce moment d’humiliation, cette mise à mort, cette mise à nu. De son vivant. Sa peau se froisse. Son squelette s’ébranle. Osselets. La trouille lui vient, comme avant une exécution. Pourvu qu’il ne se pisse pas dessus. Il n’arrivera pas à prononcer les phrases pleines de dignité qu’il avait prévues de dire. Il va se décevoir. Il n’arrivera peut-être même pas à avaler sa salive. Gorge à nœuds. Babines humides. Il ne la voit pas tout de suite, il la cherche à travers le suaire qui obscurcit sa vue, yeux baveux du puceau. Il va prendre cher. Aujourd’hui, il va prendre mille ans. C’est le jour où il devient adulte, vieux pour toujours. Un chagrin d’amour vaut bien plus qu’un deuil. La mort est dans l’ordre des choses. L’amour est d’ordre divin.
Elle le voit. Elle l’appelle en voix basse et insistante. Elle a son air buté de petite fille orgueilleuse. Petite fille modèle. Il lui sourit bêtement avec ses dents du bonheur et fait les gestes commandés. Son corps semble s’excuser d’être maladroit, encombré de lui-même, de mettre du temps à ouvrir le cartable, de manquer de renverser trousse et feuilles, de consentir finalement à le poser par terre et se mettre à genoux comme devant un coffre-fort pour chercher son éternelle pochette bleue… Du haut de sa petite taille, elle lui tend une enveloppe kraft bombée. Il avait davantage écrit, c’est sûr. La continence vient avec l’âge. Après l’échange, que lui reste-t-il ? Un je t’aime au crayon à papier en haut d’un de ces drôles de textes semi-poétiques qu’il avait écrits. Elle l’avait griffonné en cadeau, furtivement, en cours, un jour. Il n’allait tout de même pas déchirer ce bout de papier ou le gommer. C’était donc à lui. Même si ce n’était pas signé, il reconnaîtrait son écriture de demoiselle jusqu’à la fin. Les siècles des siècles. Et puis il a recopié les meilleurs extraits des lettres reçues. Il faut thésauriser les prophéties, les déclarations et les jugements. Tant pis pour les banalités, le contexte disparaîtra, il ne restera que ce qui se grave dans les cœurs. Ce qui fait flèche. Il aurait dû photocopier, mais il n’a pas eu le temps. À l’ère du papier, il y a quelques contraintes. À l’ère du papier, on est encore un peu copiste de temps en temps. Gutenberg n’est qu’une possibilité parmi plusieurs. L’enregistrement ne s’est pas encore généralisé au point d’engendrer le simulacre de toute chose et de tout être.
S’il s’est laissé faire, s’il a accepté ce rendez-vous, c’est également parce que la perspective de récupérer ses propres écrits, ces lettres écrites à Alix, lui plaisait. Il savait qu’il était sorti de l’ordinaire, qu’il s’était distingué du commun des mortels avec ces bons mots pesés, son orfèvrerie personnelle. Dans ses lettres, il était parvenu, il en est sûr, à mâcher sa musique intérieure, à traduire sa chair en swing. Il s’était trouvé beau dans ce reflet-là, dans la lecture qu’en avait faite Alix. Il avait bien envie d’y revenir, de se relire, de réécrire à loisir. Repasser, retisser, rapiécer. L’écriture a toujours été un art masturbatoire, quelque chose qui mêle honte et jouissance.
Alix a le regard dur. La fille est une flèche. L’homme est encore à genoux. Renaud a les yeux qui flottent. Le froid sans doute. Elle veut qu’il comprenne.
— Je ne veux plus que tu m’écrives, je ne veux plus que tu me suives dans la rue, je ne veux plus que tu me guettes sur cette place ou ailleurs. Je ne veux plus.
Elle l’avait donc repéré. Il venait en effet tous les matins surveiller son passage, se nourrir de sa présence à distance. Parfois, il allait la voir sortir de chez elle, rue de la Pleau. Il se mettait sur le trottoir d’en face, rue Ozenne. Puisqu’elle avait décidé de se mettre à distance depuis la rentrée, il pouvait encore la contempler. L’adorer peut-être. Ne pas la perdre de vue, surtout. On ne peut pas quitter sa source, il faut comprendre. Il faut encore jouir de sa cause. Il n’a pas pu lui dire. Aphone. Rien n’est sorti de sa glotte saillante. Il la regardait passer, toute fière, faisant mine de ne s’apercevoir de rien. Là maintenant, il aurait voulu faire un geste, être lyrique, proposer un sacrifice, s’ouvrir le bide avec un grand coutelas, … Mais il promène ses clochettes de bouffon, ses bras trop longs, son nez trop gros, ses cheveux chou-fleur, ses grosses babines entrouvertes sur les dents du bonheur, ses yeux lessivés comme ceux des idiots, anéantis. Et sa voix ! Sa voix de tarlouze en plein blues, cette voix rocailleuse non genrée. Il lui faudra les jupons d’une mère pour pleurer à gros bouillons une première et une dernière fois. Et il faudra bien après accepter l’âge adulte. Plus rien ne sera comme avant. Elle ne t’aime plus. Tu l’aimes encore. Grande banalité, et tu crois vivre l’enfer de la plus grande des tragédies. Quelle fraîcheur ! Tu jouis dans ton malheur de te distinguer de la tourbe des adolescents qui s’attardent en bandes dans l’ère du jeu. Tu as connu ton Afghanistan à toi, ta guerre. La paix sera un lent calvaire.
Elle le regarde fixement en tenant contre elle la pochette bleue défoncée et maculée de dessins sinistres et grotesques. Son amoureux ne sait pas contenir son âme, il faut toujours qu’il déborde. L’incontinent l’indispose. Il lui fait peur. Il est tellement radical. Il faut qu’il la laisse vivre sa vie ordinaire prévue, prévisible. Il faut qu’elle ait une mention au bac, qu’elle suive des études après, elle est brillante, elle ne peut pas tout gâcher. Il devrait faire comme elle. Il faut être un peu raisonnable. Le désir qu’elle a eu de le suivre lui a fait peur, c’est tout, même lui peut le comprendre. Il est tellement lyrique dans ses lettres qu’il en devient impudique. Elle en a marre de tous ces sentiments. Cela suppure de partout. Il y a trop d’âme dans tout ça. Elle étouffe ! Déjà… Comme toutes les femmes qui quittent un homme. Elles disent toutes un jour qu’elles étouffent. Elle a une vie à vivre. Adieu. Il stagne et se tait. Il a une vie à écrire. Au revoir. Quel joli temps pour se dire au revoir…
Il sera docile puisqu’il est vaincu. Le temps qu’il range l’enveloppe kraft dans son cartable, toujours à genoux, elle aura tourné les talons, le laissant seul, encombré de ses membres emmêlés, avec un cartable désormais trop lourd. C’est fini. Cela n’a pas existé. Cela n’existera plus jamais. Tu écriras désormais tout seul et plus personne ne te lira. Et plus tu écriras, plus les murs de ta prison seront hauts, formant un barrage qui gâche le paysage. Tu seras au fond d’un puits à continuer à creuser obstinément, bien au frais. Elle vivra sa vie et tu devras cultiver son souvenir pour ne pas mourir. La folie est ton seul guide. Il s’entoure de sentences définitives, il s’invente un philosophe extrême-oriental pour se condamner.
Il salue de loin la petite ombre en fuite de son amoureuse, l’ex-, l’ex-perpétuelle désormais, la négationniste de l’amour, de lui-même, de son passé, de son histoire, de sa narration. Alix est celle qui brûle en temps réel le livre qu’il écrit, en autodafé personnel, privatif, toujours en cours… Plus il écrit, plus elle brûle. À quand une solution finale rien que pour lui ? Une crémation écologique. Il est possible qu’une haine commence à pousser dans les cendres. On en a le pressentiment.
Pauvre type. Eh bien chantez maintenant. Elle a disparu. Renaud se relève péniblement et marche n’importe où au hasard. Petit vieux. Le lycée n’est pas possible encore. Il arrivera en retard ou sèchera le premier cours ou passera par la case infirmerie… En attendant, il marche vers le fleuve. Haletant, bientôt il aura envie de crier. La ville est déjà bruyante. On entend son haleine d’échappement. Les autos affluent sur les quais. Souffrir est toujours une répétition de l’agonie. Il ne peut pas s’empêcher de se dire qu’il l’aime. Il s’y accroche. Sa bouée, son lest. Il ne peut plus s’empêcher de le dire à haute voix. Pour lui, pour les murs, pour ses pieds, pour le ciel. Bientôt, il aura envie de crier. Comme un chanteur de variété.
Viendra un jour où il doutera d’avoir vécu, de lui avoir tenu la main au cinéma, de lui avoir causé place Saint-Georges, sur le parvis des Jacobins, au lycée, de l’avoir rencontrée. Viendra un jour où il croira l’avoir inventée, engendrée. Dans sa tête. Viendra un jour où il se dira avoir cristallisé, avoir en fait aimé l’amour plus qu’elle-même. Viendra un jour où il aura oublié qu’elle lui a écrit ce tout petit je t’aime, avec son écriture en pattes de mouche au crayon de bois comme pour anticiper la possibilité d’être gommé. Viendra un jour où il aura produit tellement de raisonnements dans sa sagesse et sa vieillesse qu’il n’aura plus qu’à mourir. S’il oublie qu’il l’a réellement aimée, s’il oublie qu’elle a réellement existé, s’il oublie… s’il s’oublie, comme on se pisse dessus, par trouille, trouille de vivre une grande histoire, d’être un héros, trouille du sacrifice, alors il n’aura plus qu’à se faire piquer. Comme une bête. L’euthanasie, car l’agonie est réservée à ceux qui ont vécu. Alors non. Ne surtout pas oublier.
Aujourd’hui, l’amour n’a aucun sens. Il a le goût des choses qui s’accumulent dans nos têtes de mules, le goût des aliments dont la date de péremption était la semaine dernière. Aujourd’hui, l’amour rassemble en vrac des images figées, diapositives aux contours ronds, un peu brûlés ; des jeunes sourires naïfs ; des berceuses qui ralentissent et s’épuisent jusqu’à l’extinction des feux ; des baisers lancés toujours de loin ; des odeurs de vinaigre dans les cheveux collés à la nuque ; le goût d’une bouche asséchée par une nuit ; et le goût de ses foutus mots. Le jeune homme marche au bord du fleuve, tout près de l’eau, un pied toujours en survol. Maintenant, c’est de la terre qu’il a en bouche, quelque chose de sec et d’épais, une poudre. Il faudrait qu’il boive. Avoir soif avant la noyade est aussi une malédiction. Ce goût de terre ne le quittera plus, il sait que c’est de l’anticipation. Il sait qu’il est désormais d’outre-tombe, cela tombe bien puisque c’est le lieu de l’écriture. C’est certain qu’il a un peu pensé au suicide, il a surtout pensé qu’il pouvait faire croire au suicide, qu’il pouvait jouer le suicide, qu’il pouvait écrire le suicide. Quelle aubaine ! Être la matière première et l’usine, le charbon et le poêle, … le juif et le camp. Son âme est la réserve où puiser. Il faut en faire une carrière à ciel ouvert. Le produit final n’aura aucune valeur marchande. Écrire est un vice, écrire est devenu son vice.
Elle le laisse donc comme seul témoin d’une histoire qu’il est le seul à avoir vraiment vécue. La méchante. Elle le condamne à perpétuité, elle le condamne à écrire à perpétuité, puisqu’il ne peut en parler à personne ; le papier sera l’unique témoin. Le lieu où il s’essuiera. La garce s’en tire bien. Elle rejoindra le troupeau, elle y a sa place puisqu’elle le veut. L’inadapté est bon pour le sacrifice. Le martyre du ridicule commence. L’amoureux est toujours le bouc émissaire d’un malentendu. L’artiste, un taré. Le fleuve est plein. Il n’a pas besoin de lui. La Garonne file, épaisse. Lui reste. En dépôt sur le seuil. Bois flotté. Débris charrié jusque-là. Fragile comme l’animal. Faible comme l’aliéné. Il est capable de retenir son souffle dans sa gueule pour un supplément d’âme. Respire ! Expire !