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C’était mieux avant monsieur Le Goff ?

C’était mieux avant monsieur Le Goff ?

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Quand on dit que « c’était mieux avant », il faut étayer l’affirmation car les progressistes de tous poils vous écharpent au premier argument hésitant. Se plonger dans la France d’hier du sociologue Jean-Pierre Le Goff, publié en février 2018 et retraçant son adolescence des années 1950 à mai 68, doit permettre d’y voir plus clair sur le basculement entre ancien et nouveau monde qui s’opéra alors. L’auteur, contestataire soixante-huitard ayant aujourd’hui rejoint la famille élargie des conservateurs, se veut prudent dans l’analyse et a le souci des nuances : « La révolte étudiante de Mai 68 peut être considérée comme une révolution adolescente qui sur le moment a pu avoir des aspects de libération salutaires, mais qu’on ne saurait ériger en mythe fondateur pas plus qu’on ne saurait en faire la cause de tous nos maux. L’adolescence n’a qu’un temps, contrairement à ce que veut faire croire la société moderne. Que celui qui n’a pas été révolté lance la première pierre… » Faut-il dès lors, fort des détails de cette période historique et à travers ce parcours singulier, adopter une posture consensuelle ?

Les « mutins de Panurge » -selon la qualification de Philippe Muray- de cette révolution de Printemps n’ont inventé ni la crise du christianisme, ni le discrédit du gaullisme, la dépression de l’université, le mécontentement social, les luttes ouvrières et paysannes. De plus, nous savons que le processus de libéralisation et la doctrine de transgression de toutes les limites sont plus anciens que Mai 68. Cet événement ne constitue pas moins l’une des étapes majeures de déconstruction de la société traditionnelle jadis établie sur les figures emblématiques, tutélaires, et semblait-t-il immuables, du père et, de Dieu le Père. Il y eut donc accélération vers la postmodernité et ses nouvelles technologies de l’information et de la communication, sa révolution permanente, sa divinisation du progrès, son éloge du changement perpétuel et, son nouveau credo, la disruption, ce concept snob parsemant la plupart des discours officiels. Toutes choses qui nous amarrent à la force quasi gravitationnelle du « présentisme ». Mais écoutons Jean-Pierre Le Goff nous parler de ce temps-là.

En ces temps-là… Le Goff était enfant

Entre un père marin-pêcheur et une mère commerçante, dans cette Normandie rurale de l’après-guerre, notre auteur a vécu une enfance heureuse empreinte des règles et de la morale catholiques : « Le catholicisme s’intégrait au monde commun, que l’on soit ou non croyant, par une série de dates, de rituels et de cérémonies qui rompaient l’écoulement du temps ordinaire en l’ouvrant à d’autres dimensions. » Fort en thèmes, ses parents ambitionnent pour lui « instruction, études et bonne situation », ce que son appétence scolaire pour la littérature et la philosophie rejoint. La culture populaire et l’attachement à l’ancien monde laissent alors peu présager la révolution dont les prémices se font cependant sentir dans la sphère familiale : contestation de l’autorité du père qui glisserait vers sa délégitimation définitive ; remise en cause du statut de mère au foyer pourtant si structurant pour la société toute entière ; rejet de la morale, du couple homme/femme, des mœurs chastes et fidèles au profit d’un hédonisme de plus en plus débridé ; passage d’une société mature (travailleuse, ancrée dans le réel, incarnée et en prise avec la dimension surnaturelle de l’existence) à une société adolescente, juvénile, pétrie d’un jeunisme où il faudrait paraître beau, bronzé, détaché, cool, à l’aise financièrement, actif, actionnaire et hippie à la fois. Dans la sphère publique, même processus de déconstruction : décolonisation pour faire droit à l’auto-détermination des anciennes colonies ; contestation de l’Etat jugé autoritaire, injuste, inégalitaire et fasciste (il y avait ici en creux la critique recevable d’une puissance publique, selon la vieille tradition française de l’Etat-Providence, incapable de s’imposer au marché, à la société de consommation et au monde standardisé qui advenait, monde triste et vulgaire aux antipodes de l’esprit français) ; hygiénisme et pacifisme imposés par le Marché, cette Providence Artificielle selon le mot de Pierre Manent ; américanisation des esprits après 1945, avec l’hégémonie de la culture d’outre-atlantique qui finirait par transformer la France en société américaine comme les autres.

A cette époque, on apprenait encore par cœur les fables de la Fontaine, on suivait d’un cœur hardi les traces d’une Jeanne d’Arc ou d’un Lyautey, on revivait l’histoire glorieuse et le martyr des premiers chrétiens, on voyageait aux quatre coins du monde en compagnie de Tintin et du capitaine Haddock, on s’imprégnait avec la littérature classique, l’histoire et ses figures réelles et légendaires, du tragique et de la beauté de l’existence. La finitude et la mort étaient acceptées car elles étaient familières et pas encore rejetées. C’était un temps où l’on enterrait les morts plutôt que de les expédier au funérarium du quartier. C’était un temps où l’on savait que l’âme survivait aux choses périssables (comment ? Le christianisme tentait de l’enseigner). C’était un temps où les rapports humains étaient tangibles et concrets, alors qu'aujourd’hui, les « valeurs » de virtualité et d’abstraction, si prégnantes dans notre monde numérique et algorithmique, sont devenues les piliers de la société liquide dans laquelle nous pataugeons. En ce temps-là, l’Europe croyait en la supériorité de son art de vivre et de sa civilisation, et n’avait pas encore versé dans les logiques de repentance et d'auto-dénigrement. Elle n’avait pas fait le choix d’un changement de peuple et de culture pour répondre aux sirènes du progrès lui chantant les bienfaits du multiculturalisme. Elle n’avait pas choisi de se suicider et avait encore un projet universel à partager.

Le Goff anticlérical

A lire Jean-Pierre Le Goff, l’éducation chrétienne qu’il reçut fut d’un autre âge. Rappelons (lui) utilement que si l’Europe a renié ses racines chrétiennes, c’est bien car la société d’après-guerre, et les familles qui la composaient, ont considéré le christianisme comme dépassé. L’humanitarisme, religion laïque de substitution, pouvait alors triompher. La volonté de sortir d’un carcan moral, d’une éducation stricte, que décrit notre auteur, cristallisa toute une génération qui croyait en des lendemains chantants et qui ne mesurait pas combien cette destruction, loin d’être créatrice d’un mieux, aboutirait au nihilisme : perte d’identité des individus et anomie de la société, surconsommation de neuroleptiques, absence d’idéaux, refus des mystères de la vie, réification de l’existence (avortement, euthanasie, PMA, GPA, ambition transhumaniste « d’augmenter » l’homme, eugénisme), perversion des mœurs, désœuvrement et déculturation dus aux industries de l’hébétude…

Notre sociologue est bien sévère envers la religion même s’il est lucide quant à l’échec des expériences modernistes post-conciliaires telles la théologie de la libération ou les prêtres trop sécularisés. Il ne voit pas que c’est le chaînon manquant de la morale qui a fait imploser les choses et nous manque cruellement. Il y a une forme d’acharnement à détailler toutes les imperfections de la religion et du clergé, alors que c’est bien l’humanisme chrétien, la raison grecque et la loi romaine qui ont préservé notre auteur du marxisme et ont fait de lui un intellectuel brillant. Le diable se cache dans les détails, il ne faut donc pas toujours les mettre en avant, mais Le Goff ne l’entend pas ainsi. Son anticléricalisme conduit à l’écueil de la relecture rétrospective avec les yeux d’aujourd’hui, avec la morale matérialiste du XXIème siècle : « A relire aujourd’hui ce catéchisme d’un autre âge, on ne peut manquer d’y voir une incroyable volonté de mainmise sur les esprits, une focalisation sur le péché et l’aveu de ses fautes qui ont des allures d’inquisition. » Il nous apprend qu’il a choisi d’enseigner le fait religieux à ses enfants en « achetant des livres racontant la Bible et les Évangiles, en leur en faisant la lecture le soir » pour éviter l’inculture ambiante à ce sujet. Pour noble qu’elle soit, sa démarche est surprenante au regard de sa critique acerbe du catholicisme de sa jeunesse. Il y a comme une inconstance de sa part qui fait écho au politiquement correct exigeant de tirer à boulets rouges sur le catholicisme. Pourtant, notre auteur ne saurait oublier que le libéralisme libertaire et ses fruits (inculture, indifférence, et indifférenciation) se sont substitués à la religion de toujours pour nous mener au chaos d’une société atomisée. Il en avait fait une excellente démonstration dans son livre Malaise dans la démocratie commenté pour Mauvaise Nouvelle. Curieuse ambivalence d’un ouvrage à l’autre.


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