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Gustave Thibon, « Il était une foi »

Gustave Thibon, « Il était une foi »

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Gustave Thibon, il avait la foi.

Et il disait Dieu, avec un débit et une puissance si lumineuse et si accessible, qu'il est bouleversant de voir cet « anarchiste conservateur » ressusciter par la magie d'un magistral film-documentaire, élaboré par Patrick Buisson, et diffusé sur la chaîne Histoire. Malheureusement non disponible en dvd, sa renommée commence à se répandre, et ce n’est que justice, tant sa qualité mériterait qu’il fût profitable au plus grand nombre.

Gustave Thibon (1902-2001) a traversé le XXème siècle en livrant sa pensée philosophique et théologique par une multitude d'aphorismes, publiés dans ses nombreux ouvrages, et qu'il faut relire parcimonieusement, comme une bienfaisante et universelle perfusion quotidienne d'un goutte-à-goutte d'intelligence, de concision, de réalisme, et d'espérance.

Le documentaire est un montage des différents entretiens télévisés donnés sur le service public dans les années 70 et 80, que les anciens se rappellent avoir vus en direct à l’époque, quelle chance!  La puissance du verbe de Thibon se déploie donc, dans ce format oral, avec une sublime pertinence, et le téléspectateur est littéralement emporté par le débit, la puissance et la profondeur du philosophe pendant ces 80 minutes, qui passent comme un éclair, un baume, une secousse, une méditation, une étincelle. Gustave Thibon parle vite, clair, fort, et beaucoup. Pourtant, ses mots décrivent essentiellement et magistralement l’Absence, le manque, la kénose. Thibon, qui se veut le « témoin, non pas d’un Dieu qui l’habite, mais d’un Dieu qui lui manque », est un philosophe –paysan, profondément enraciné dans une terre, une enfance, un mode de vie, qui témoignent de l’Incarnation du Verbe, qui disent sans parler la morale, les relations sociales, le travail, la vie, la mort. Thibon, tenté par le cloître dans sa jeunesse, nostalgique d’un monde paysan qui se meurt, reste préoccupé par le Face-à-face à venir à chaque instant où il respire, réfléchit, médite, écrit. Car « tout ce qui n’est pas de l’Éternité retrouvée est du temps perdu. »

I. Racines

Issu d’une famille ardéchoise paysanne, Thibon est profondément marqué par l’observation des « bonnes mœurs » qui cimentent les hommes les uns aux autres. Au village, le code est inconscient, les règles ne sont pas écrites. L’autarcie économique et le rôle infinitésimal de l’argent et de la réussite conduisent à une véritable solidarité paysanne, en tous points, y compris ceux de la vie intime, où beaucoup de dérèglements du comportement sont évités par le claquement d’une évidence: « cela ne se fait pas ». La société idéale pour Thibon, en somme, celle qui est régie par « un maximum de mœurs et un minimum de lois ».

De cette époque, il ne reste pas grand-chose, et chacun le déplore. Mais qu’importe, le siècle présent donne la chance d’une « religion nue », où, débarrassé des oripeaux d’une foi purement sociale et coutumière, l’on peut librement « choisir entre la puissance de l’homme et la faiblesse de Dieu », dont l’aspect utilitaire disparait de jour en jour, et qu’il faut donc chercher dans l’obscurité du doute, la douleur du mal, l’absurdité de l’événement, le désespoir de l’activisme humain.

II. La Foi, l’espérance, et l’Absence.

À partir de ses racines paysannes, de la contemplation de la Loi naturelle à l’œuvre dans le cycle des saisons d’une part, et de la beauté de la Création d’autre part, Thibon reconnait avoir spontanément basculé dans la transcendance. Et par la connaissance, il est arrivé à la foi dont la question centrale demeure : « Y-a-t-il quelque part dans l’Univers un Amour qui réponde à mon amour ? » Dès lors, croire recouvre son sens initial, « faire crédit », c'est-à-dire faire confiance à Dieu, y compris dans les choses d’ici-bas « où il semble faire éternellement faillite ». Car la foi de Thibon, c’est le doute surmonté. Vivre de la foi, c’est garder la blessure ouverte. Dieu est nécessairement un saut vertigineux dans l’inconnu, car il « n’est pas au bout d’un syllogisme », ainsi qu’Érasme l’avait si bien compris.

Thibon affirme que la Foi doit demeurer « en dépit de toutes les raisons objectives et légitimes » que nous avons de ne pas croire. À Simone de Beauvoir, décrétant qu’elle avait perdu la foi lorsqu’elle s’était aperçue que « Dieu ne faisait pas le poids », Thibon répond d’un mot que « Dieu n’est pas dans l’ordre de la pesanteur ». Pas dans l’ordre de l’état d’âme. Dieu n’est ni une digue, ni un talisman, ni une « assurance contre l’incendie éternel ». Aussi préconise-t-il de s’abandonner « à travers le Christ, à tout ce qu’il y a d’inconnu en Dieu », faisant siens les mots de Bernanos : « 23 heures de doute, 1h de foi ». Mais l’essentiel, c’est que notre dernier mot soit « Oui, … même si on n’y comprend rien »…car on croit toujours au-delà de ce que l’on sait, Dieu n’usant « jamais de son droit de réponse ».

Ainsi, Dieu reste cet absolu mystère, « de plus en plus noir et de plus en plus attirant », malgré la certitude que nous avons de son existence. Et prendre acte de ce mystère, tout en cherchant à s’en approcher pour l’aimer « pour Lui-même », c’est l’enjeu de toute notre vie terrestre. Car Dieu et l’homme resteront toujours ici-bas comme « deux amants qui se seraient trompés sur le lieu de rendez-vous » selon la citation de son amie Simone Weil, qu’il évoque avec tendresse et pudeur. C’est par la prière, définie par le philosophe comme « la visite de l’Éternité dans le temps », que la contemplation du mystère s’approfondit. Thibon humble et malicieux affirme devant la caméra « Il est certain qu’un jour j’ai prié ». Et, à un auditeur de conférence lui demandant s’il parvenait à mettre, lui-même, concrètement, en pratique toutes les belles paroles qu’il venait d’exposer, Thibon de répondre : « Très peu. Mais suffisamment pour n’être pas fier de tout le reste. » . Admirable leçon.

Ainsi il en va de la vie mystique comme de la vie naturelle : la joie est plus profonde lorsqu’elle garde la marque d’un mal traversé, surmonté. Face au « mystère insondable du Mal », on peut se révolter ou s’incliner. Et Thibon ajoute : « Le bonheur m’a parfois dilaté, mais la souffrance seule m’a grandi », donc notre intérêt doit nous pousser à nous incliner, pour y trouver la joie, in fine. Pour élargir son propos, Thibon définit notre monde moderne comme « monstrueux parce qu’indolore ». Nier, cacher, se détourner du Mal, ne le fera pas disparaître. Mieux vaut risquer d’y consentir pour s’y laisser purifier, car « le pire Enfer, c’est de se croire au Paradis par erreur » , S. Weil.

III. « Contra spem, in spe » : contre l’espoir, l’espérance, saint Paul

Dès lors, l’enjeu de la vie terrestre est donc d’éviter cet « irréparable » quiproquo, en cherchant à consentir à l’Amour de Dieu, et y répondre « malgré tout, et ce "malgré" recouvre l’infini ». Thibon, dans la vidéo la plus récente, celle donc où il apparaît le plus âgé, évoque admirablement son « besoin de recevoir » ce qui ne lui a été « donné ici-bas que sous forme d’éclair ». Il exprime sa peur mêlée de désir de la mort, sa volonté d’être conscient à l’instant fatidique, afin de « saisir l’horreur du passage ». Et de conclure, comme un dernier aphorisme : « J’aimerais mourir vivant. » En évoquant l’ultime but, Thibon garde son admirable réalisme, sa pertinence intellectuelle, et son indestructible espérance, citant, une dernière fois, Victor Hugo : « Vous voyez l’ombre, et moi je contemple les astres, chacun a sa façon de regarder la nuit. » Sa pensée, et son œuvre auront, à n’en pas douter, largement contribué à orienter notre regard.


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