Jean d’O, l’éternel
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Il fallait bien une ultime espièglerie de Jean d’Ormesson au moment de tirer sa révérence. Et moi, je vis toujours est son dernier ouvrage, paru après sa mort. Citant Pascal : « Toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. », notre auteur use d’un « je » qui se confond avec l’Histoire humaine se racontant à travers les siècles à la première personne. L’Athènes de Périclès, la Rome de Virgile et d’Horace, le Jésus des Évangiles brillent d’une lumière éclatante sous sa plume de lettré passionné. Tout comme Héraclite ou Parménide, Socrate, Platon ou Sophocle. Venise aussi, la ville tant aimée, magnifiée par ses génies de la peinture que furent Le Tintoret, Véronèse, Bellini, Giorgione ou Titien, son rayonnement entre les 12ème et 15ème siècles lorsqu’elle fut au centre du monde avant la découverte des Indes et de l’Amérique. Pêle-mêle et dans le truculent, tragique ou étincelant théâtre du monde, de belles figures comme Bartolomé de Las Casas prenant la défense des Indiens, côtoient des actes fondateurs tels l’édit de Villers-Cotterêts instituant le français comme langue officielle des actes légaux, ou encore Blaise Pascal qui s’interroge sur l’homme : « Un néant à l’égard de l’infini, un tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout. » Le génial mathématicien et incomparable écrivain du XVIIème siècle est joliment comparé par Jean d’Ormesson à « Montaigne revu à la lumière des Béatitudes ».
Tout semble lié, chronologique, avec de sporadiques sauts dans le passé. L’insatiable plaisir des lettres et l’admiration inconditionnelle des auteurs sont le fil rouge de l’ouvrage et de la vie de notre académicien à présent admis à la céleste communion des écrivains. Jean d’Ormesson ne résiste pas à la joie d’offrir, incidemment, la définition de l’amour-propre telle qu’elle fut ciselée par La Rochefoucauld : « L’amour-propre est l’amour de soi-même et de toutes choses pour soi. Rien n’est si impétueux que ses désirs, rien de si caché que ses desseins, rien de si habile que ses conduites ; ses souplesses ne se peuvent représenter, ses transformations passent celles des métamorphoses et ses raffinements ceux de la chimie. On ne peut sonder la profondeur, ni percer les ténèbres de ses abîmes. Il est capricieux, et on le voit quelquefois travailler avec le dernier empressement et avec des travaux incroyables à obtenir des choses qui ne lui sont point avantageuses et qui même lui sont nuisibles, mais qu’il poursuit parce qu’il les veut. Il est dans tous les états de la vie et dans toutes les conditions ; il vit partout et il vit de tout, il vit de rien ; il s’accommode des choses et de leur privation ; il passe même dans le parti des gens qui lui font la guerre, il entre dans leurs desseins et, ce qui est admirable, il se hait lui-même avec eux, il conjure sa perte, il travaille lui-même à sa ruine. Enfin, il ne se soucie que d’être et, pourvu qu’il soit, il veut bien être son ennemi. »
Jean d’Ormesson poursuit sur un rythme endiablé et montre comment le déclin de la France s’est amorcé au XVIIème siècle, période de sa grandeur absolue : « Avec des hauts et des bas, le siècle de Louis XIV, les Lumières, la Révolution et l’Empire forment une chaîne continue et une marche triomphale qui s’achève, sinon en déroute, du moins en abaissement. » Toute l’élégante ambiguïté de Jean d’O est contenue dans l’affirmation suivante : « Non, la Révolution n’est pas un bloc. Comme pour beaucoup de sentiments, beaucoup d’événements, beaucoup d’êtres humains, le meilleur et le pire se disputent le terrain. A tous ses partisans on rappellera ses horreurs. A tous ses adversaires on rappellera sa grandeur. Comme à Troie, j’étais partagée (il est un personnage féminin, il est l’Histoire) entre les deux camps. Frisées au petit fer et maquillées à la hâte, les têtes coupées au bout des piques constituaient l’acte de naissance du terrorisme moderne. Mais de grandes pensées se mêlaient à ces abominations. Un vent d’épopée s’était mis à souffler. Ce qui nous entraînait, c’était l’espoir d’un monde meilleur. Nos ennemis étaient le passé, l’injustice, la tyrannie. Nous allions changer la vie et inventer un bonheur. » Sa définition du bourgeois, instigateur de la Révolution française, n’est pas pour nous déplaire : « Il est réservé et il a des réserves. Il ne s’engage jamais tout entier. Il a plus d’intérêts que d’idéal. Il aime le confort et il est conformiste. Il est prudent, sûr de lui, parfois chafouin, affolé de culture, près de ses sous. Il se réclame d’un passé d’ailleurs plutôt récent, d’un art souvent moderne pour essayer de donner le change, de la tradition, de la beauté. Il tente toujours de passer pour audacieux, mais il craint l’avenir, les artistes et l’amour. Il est plus familier des banques et des assurances que de l’agriculture et de la pêche en haute mer. Tout tient en un seul mot : l’argent. »
L’un des derniers chapitres de ce livre est une sorte d’offrande finale : une beauté pour toujours. Voici ce que Jean d’O y consigne joliment en guise d’épitaphe : « Moi non plus, nous le savons, vous le savez tous, je ne suis pas éternelle puisque je suis le temps et que le temps s’écoule. J’ai passé. Je passe. Je passerai. Mais que je sois passée sous les espèces de l’histoire sur et dans ce monde éphémère où vous avez vécu est une vérité et une beauté pour toujours et la mort elle-même ne peut rien contre moi. »