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L'Intervalle entre le marchepied et le quai

L'Intervalle entre le marchepied et le quai

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J’en avais plein des livres à lire, des piles et des piles en équilibre sur ma table de chevet. Jolis immeubles en tas de génies qu’on ne voyait même plus, chefs-d’œuvre en papier oubliés, objets anachroniques qu’il faudra un jour — quand je serai mort et recyclé — ranger dans des cartons, déposer à Emmaüs ou brûler.

Certains sont là depuis des années ; ça se compte en épaisseur de poussière, petites peluches grises qui se déposent comme la moisissure des fruits oubliés. Ils piaillent ceux du fond, coincés sous leur ombre, écrasés par les favoris du moment. C’est de leur faute s’ils ont été ensevelis, qui se soucie d’anciens petits amis ? Parfois, pour se faire remarquer, ils font tout pour se casser la gueule, vibrants d’espoir que je les reprenne, qu’on s’y remette aux mamours, que je les finisse pour de bon. Sommes-nous comme les livres, avides d’être enfin terminés ? Dégoûté par leur saleté, je me venge et les range dans ma bibliothèque bourrée de dépits alignés.

Je me souviens d’un temps où, peu fortuné, je n’avais qu’un seul roman d’avance pour me régaler. Une fois achevé, je courrais dans une librairie le remplacer. Le rayon classique m’alléchait comme un restaurant triplement étoilé : menu illimité, plats mystérieux à prix cassés, tout me tentait. J’attendais le coucher avec délices, l’œuvre à découvrir ; j’espérais un Nouveau Monde, une nouvelle sexualité.

Ces plaisirs ont disparu. Comme les DVD, CD ou VHS dont personne ne veut, les livres ne valent plus rien. Au kilo on s’en débarrasse, encombrantes radouilles à vide-greniers, ou comme disait Bruno Lafourcade dans son Hussard (qui) retrouve ses facultés, bradés au mètre carré pour finir en décoration murale d’appartements branchés.

Quand j’ai commencé à gagner ma vie, j’ai cru bon (pour quelques dizaines d’euros) de me bâtir une collection d’ouvrages (d’occasion), de quoi lire pendant cinquante iles désertes. On rêve tous de gagner au loto mais l’ennui dévore les nantis. Tout confort tue l’effort, et sans effort pas de plaisir. On se traine dans ce qui nous reste d’années à regretter cette joie, cette onde qui nous trémoussait tout l’intérieur, cette excitation chimique qui dissolvait l’ennui du temps qui passe, l’absence des amis et surtout, la vie.

Dans cette époque formidable et maudite, le passionné de littérature n’est plus qu’un archéologue toqué dont il est de bon ton de se moquer. Il a beau chercher, gratter, creuser, rien de nouveau ne semble émerger. À part Céline qui depuis son éternité continue de publier, à quel génie pourrait-on se vouer ?

Bruno nous explique depuis plusieurs livres que c’est fini, que le mythe du grantécrivain (de Noguez) est déjà suranné ; mais il s’active, le bougre, à s’inscrire pour toujours dans un futur passé. Le lira-t-on après sa mort ? Ses chroniques pamphléteuses seront-elles encore d’actualité ? Son style antique pas désuet ? Qui vivra mourra, lisons-le donc tant qu’il est oublié.

Un bon livre saute au-dessus de la pile, c’est un athlète. Ceux de Bruno me font cet effet : j’oublie les autres et dévore les siens avec jubilation et impatience, car je sais qu’il n’est pas du genre à s’attarder, comme ces créatures insaisissables qui disparaissent dès qu’on croit les posséder. Auteur gastronomique, il en met très peu dans l’assiette, on s’étonne de se régaler mais c’est déjà fini, il faut payer. Bruno a payé et il le fait savoir ; on est tout ouïe.

Ses chroniques vont droit au but, elles frappent fort, souvent là où ça fait mal. Il a tout du camion aux freins bousillés qui dévale la pente et espère faire le maximum de dégâts. Personne n’est oublié, le lecteur même en prend pour son grade, surtout s’il se pique d’écrire ou d’avoir des idées ! Bruno traque la vanité, le mensonge, l’absurdité, tous ces microbes invisibles qui grouillent en nous et dévorent le peu de réalité. Son crayon écrase le papier pour dire la vérité et rien que la vérité sur les ridicules du présent, quitte à se fâcher contre tout et tous (même contre lui-même) pour mieux s’en inspirer.

Ses œuvres beaucoup trop courtes (La littérature à balles réelles, Derniers Feux, Les Nouveaux Vertueux, L’ivraie, Saint Marsan ou Tombeau de Raoul Ducorneau, etc.) sont autant de règlements de compte, furtifs vaisseaux brûlés. Il écrit pour se mettre à jour, s’alléger et crever sans dettes. Comme chez Céline, sa colère et sa noirceur servent d’obscurité pour mieux faire apprécier des coins de clarté.

Bruno aime plus que tout la langue, les mots, il l’avoue à la fin de son livre qui se termine par un sommet (portrait de Pierre-Guillaume de Roux). Les chroniques parfois plus légères servaient d’élan, on s’envole dans un finish foudroyant. C’est quand il s’apaise que Bruno devient classique, quand enfin, ivre de sang, il retire son masque de sanglier pour nous peindre quelques morceaux de félicité (l’hiver dans La poignée d’eau). On se prend une nouvelle fois à rêver aux nouvelles Illusions Éperdues que pourrait nous pondre ce d’Arthez du Sud-Ouest.

On repose le livre sur la pile qui oscille plus que jamais. Dans les étages inférieurs, on lui en veut d’avoir été lu en trois jours. Les momies en souterrains protestent, crient au scandale, mais c’est comme ça. Le bon livre n’attend pas.

Bruno Lafourcade, L’Intervalle entre le marchepied et le quai, Paris, La Nouvelle Librairie, coll. La Peau sur la Table, 2022, chroniques


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