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La Métamorphose de Nabe

La Métamorphose de Nabe

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L’homme qui arrêta d’écrire (1) mérite bien d’être lu. Le dernier livre de Nabe fonctionne comme un piège, ce qui est bien la vocation de tout texte et, au cœur du labyrinthe se trouve l’Amour et le sacrifice proposé à l’individu. Encore une fois l’écrivain nous apporte la preuve de la magie du média qu’est l’écriture.

Piège sous forme passive


L’homme qui arrêta d’écrire, c’est le titre du 28ème livre de Marc-Edouard Nabe. Comme c’est marqué dessus, il s’agit bien d’un roman. Comme d’habitude, Nabe pose un premier je et se libère de toute convention et contingence, nous plongeons avec lui dans la matière même de la narration. Au bout de quelques pages, une angoisse indéfinie nous altère le souffle. Nous n’allons pas jubiler avec ce livre, jouir comme lui comme avant. Il y a quelque chose de grave qui plane. Si notre homme s’arrête d’écrire, on va moins rigoler, c’est certain. La trame nous donne un peu la sensation de quelque chose de kafkaïen (2). Le héros qui est l’homme qui arrêta d’écrire semble se convertir imperceptiblement à la modernité comme l’autre devient un scarabée. Il se laisse glisser, sans se défendre, il se laisse vivre. Et j’imagine Nabe en scarabée doré sur le dos dans son lit, remuant ses petites pattes sans arriver à retomber dessus. Le monde moderne se découvre et il est vu presque sans jugement, avec la curiosité d’un touriste d’un autre temps. Nous rongeons notre frein, Nabe ne se révolte quasiment pas, il économise ses diatribes et nous sommes frustrés. Dire que nous avions acheté ce livre pour jubiler et jouir de concert avec l’écrivain ! Il y a tromperie sur la marchandise ! L’écrivain s’est métamorphosé ! Le héros qui arrête d’écrire, rentre dans le monde sans révolte aucune. Il accepte un peu d’être vécu, de se mettre sous une forme passive tout en continuant de radoter un peu pour lui et donc pour nous aussi, mais sans force de conviction. Il se connaît tellement bien qu’il n’a pas besoin de tout dire. Il y a eu tous les autres livres pour ça. Il ne va pas se répéter maintenant qu’il a tout écrit. Et petit à petit, à force de suivre ceux qui décident pour lui, on craint de voir l’écrivain véritablement disparaître jusqu’en conscience. Le héros boit la coupe jusqu’à la lie dans la ville la plus grotesque et écœurante du monde -Paris- d’expo contemporaine à une plateforme de jeux vidéo, d’un défilé de mode à un karaoké. Tous les endroits branchés sont visités et contaminent peu à peu celui qui a renoncé, sommes nous tentés de croire. D’ailleurs, nous sommes aussi pris au piège, pour nous les habitués de dailymotion, le héros ne peut être que l’auteur lui-même, celui des 27 autres livres et surtout du Régal des vermines (3), le héros des épisodes télé Apostrophe 85, Tapage 99, Campus 2006 (4)… le Marc-Edouard au phrasé qui swingue, le notre. Et le piège fonctionne, nous sommes nous aussi dedans, notre métamorphose moderne est en cours. Nous avons oublié qu’il s’agissait d’un roman. Nous croyons que Nabe est l’homme qui arrêta d’écrire alors même que l’on a 687 pages écrites par lui dans les mains. Quel farceur ce Nabe ! L’homme qui arrêta d’écrire est le 28ème livre de Nabe et on y a cru. On était à deux doigts de lui écrire pour le réveiller et c’est nous qui avons été endormis. Bravo !

L’existentialisme selon Nabe


En 1985, dans sa célèbre naissance sur le plateau d’Apostrophe, dans une explication à des gens de lettres de ce qu’était écrire, Nabe disait assassiner tout le monde dans son journal le soir et précisait d’ailleurs que dès le premier je posé, il tuait l’humanité toute entière. Dans ce livre, il pose les noms écorchés de tout le monde, de tous le gotha du PAF, du monde des lettres et du milieu journalistique. En gribouillant ces noms, il fait bien pire que les tuer, il les virtualise et ce, pour l’éternité. Immortels et virtuels telle est la destinée de ceux qui croisent un auteur. Dire que FOG dans sa présentation du livre le 5 février dernier (5) lui reproche de ne pas être très sympa avec beaucoup de monde et lui reproche d’être carrément insultant avec un Bernard-Henry Lévy. Lui non plus n’a rien compris. Il ne sait pas non plus ce qu’est écrire. Tout le monde a vieilli mais rien n’a changé depuis 1985. Reproche-t-on à Proust de ne pas avoir été tendre avec madame Verdurin ? Non. Madame Verdurin n’existe pas, c’est un personnage de roman, quoi que… (6) Et bien, il en est de même pour les Gisberg, Angos, Orlandot, Lévit, Ardison de L’homme qui arrêta d’écrire. Ce sont des personnages de roman. Nabe a raison de dire que c’est un vrai roman. « Les personnages et les situations de ce récit étant purement fictifs, toute ressemblance avec des personnes ou des situations existantes ne saurait être que fortuite. » Une fois tout ce monde moderne digéré, avalé, incorporé à l’appareil littéraire, il reste l’histoire, la petite histoire pathétique du héros qui s’étire le long des pages. On y retrouve un peu du roman moderne du siècle dernier, je crois y voir les personnages désœuvrés des Chemins de la liberté (7) de Sartre. Cela raconte non pas la difficulté d’exister, comme dans Sartre, mais plutôt la facilité de ne pas exister dans le monde moderne aujourd’hui. Nabe « update » ainsi l’existentialisme. Notre héros ne butte pas sur des choses comme dans La Nausée (8) mais sur des concepts, non pas sur les objets mais sur les mots, non pas sur le territoire mais sur la carte finalement. Le monde a bien changé. La réalité finit tout de même par poindre sous des aspects fragiles et têtus à la fois. Tous les vrais écrivains reviennent sous forme de fantômes obsédants et obsédés. Et le dernier écrivain, celui qui a arrêté d’écrire, comme le dernier homme, donne dans la blague la plus grotesque pour extirper les âmes abîmées dans le virtuel. Ça marche un bref instant. Cela marche surtout sur le lecteur. Nous allons exister à la façon des anges, de façon discrète au rythme des farces et attrapes de Nabe, c’est notre lot dans la modernité.

Le sacrifice de l’amour


Nous n’imaginons aucune issue sinon le retour à l’écriture pour notre héros. On croiserait bien les doigts pour cet Happy End fantasmé… Mais Nabe nous réserve autre chose, il nous réserve une plongée dans la matière même de l’écrit et donc de la chair et donc de l’incarnation. A la page 582, on lit : « c’est comme si j’avais la nausée et que je ne puisse pas vomir » Notre héros (les lecteurs sont forcément fans de l’auteur, c’est le présupposé de base) va reprendre la plume ou la Remington. Le public de lecteurs que nous sommes se lancerait bien dans un rappel, un bis comme dans tous les concerts. Nous sommes dans le piège. « Encore, encore ! » ; « Une autre, une autre ! » Nous sommes dans le livre. Nous n’existons plus. Et à la page 598, le mot « NABE » est prononcé. On s’arrête. On arrête de respirer. L’auteur est virtualisé à son tour. Virtuel comme un immortel. Vivre ou l’écrire, il faut choisir. Sur le tard, Nabe n’est plus bien méchant, juste las. Il ne jouit plus d’écrire et se résout à s’écrire. Son sacrifice ne le fait plus jouir et il s’élève. A quoi bon avoir raison (bon sujet pour la revue La Sœur de l’Ange (9)) ? A quoi lui sert cette posture de dandy anarcho-réactionnaire ? A quoi bon s’énerver sur tous les arguments de la raison ? Ça doit être à cause de cette question que le héros a arrêté d’écrire. Une des solutions serait dans un premier temps peut-être d’arrêter d’être édité. Et on a l’impression que l’anti-édition de Nabe fait partie de la logique de l’histoire racontée. L’anti-édition serait comme la translation dans le concret de la narration autobiographique de l’homme qui arrêta d’écrire. Mais on n’écrit pas pour être édité. On écrit pourquoi ? On attendrait du spirituel ! On va presque être servi. Le salut dans le monde moderne ne peut revenir qu’à la grâce du seul chaos qui soit créateur : l’Amour. C’est une fille et toutes les femmes en arrière plan. C’est une femme et toutes les muses en souvenir. La question qui le taraude, d’écrire ou non, disparaît, et tout n’est plus que rêve. Les événements se succèdent et tissent la fin du livre. Le héros est revenu à la case départ. C’est vrai, l’œuvre d’art doit être l’expression d’un amour, comme la manifestation du ridicule de l’amoureux. Tout offrir dans la conscience d’être mauvais goût, voilà ce qu’est servir un art. Ne pas s’exprimer du tout, ni s’engendrer à l’infini, mais s’offrir d’un bloc. Trouver la muse au bout de la partition, à la page suivante. Cette muse à qui il n’arrive pas à en vouloir, car elle pose encore le regard sur lui. Cette muse à la fois créée et parfaite, sa lectrice. En poussant un peu plus loin, Nabe aurait peut-être pu trouver la Sainte Vierge. Ce livre initiatique aura peut-être l’heureuse conséquence de voir un vingt-neuvième livre où la mission de l’écrivain, non pas dans le monde mais dans la création, sera complètement assumée. En attendant, le 28ème nous montre encore une fois toute l’intelligence d’un texte, la magie de l’écriture, le caractère sacrificiel de transformer sa personne en livre.

  1. L’homme qui arrêta d’écrire, Marc-Edouard Nabe, ISBN 978-2-9534879-0-9, Marc-Edouard Nabe
  2. La métamorphose, Franz Kafka, ISBN 978-2070414376, Gallimard
  3. Au régal des vermines, Marc-Edouard Nabe
  4. Apostrophe, Antenne 2, 1985, Bernard Pivot
    Tapage, France 3, 1999, Philippe Bertrand
    Campus, France 2, 27 janvier 2006, Guillaume Durand
  5. Vous aurez le dernier mot, France 2, 5 février 2010, FOG
  6. Mme Verdurin dans ses œuvres, L’Express, 18 novembre 1993
  7. Les chemins de la liberté, Jean-Paul Sartre
    L’age de raison, ISBN 207036870X, Gallimard
    Le sursis, ISBN 2070368661, Gallimard
    La mort dans l’âme, ISBN 207036058X, Gallimard
  8. La nausée, Jean-Paul Sartre, ISBN 978-2070257539, Gallimard
  9. La Sœur de l’Ange, Revue-livre fondée en 2004

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