Makine nostalgique du pays du lieutenant Schreiber
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Makine nostalgique du pays du lieutenant Schreiber
Par Maximilien Friche
2 février 2014 20:00
« Le pays du lieutenant SchreiberAndreï Makine » de Makine, sorti en janvier chez Grasset, propose une conversation entre Jean-Claude Servan-Schreiber, lieutenant ayant participé à la résistance et à la reconquête du pays pendant la seconde guerre mondiale, et Andreï Makine. C’est une conversation autour de trois livres : celui qui fut l'occasion pour les deux hommes de faire connaissance, « Cette France qu’on oublie d’aimerAndreï Makine » publié en 2006 par Makine ; puis celui que Makine a souhaité faire écrire au lieutenant à la fin de sa vie pour relater la mémoire des héros qui se sont battus pour la reconquête de leur territoire (Tête haute : SouvenirsJean-Claude Servan-Schreiber) ; et enfin celui qui s’écrit sous nos yeux, celui qui tente de conjurer l’oubli, celui qui voudrait qu’une petite place soit encore réservée aux héros et à l’aventure en France, celui qui se veut ultime Arche pour préserver tout ce que fut ce beau pays qui relie ces deux amoureux de la France, ces deux adoptés de la France.
Si le dernier livre de l’écrivain russe porte un regard sur notre héritage, il débouche immanquablement sur le constat d'un gâchis. On ressent assez vite ce livre comme un prolongement, ou plus exactement comme le désir d’un prolongement de « cette France qu’on oublie d’aimer ». Ce sentiment est confirmé dès le titre et dès l’amorce racontée d’une relation d’amitié entre Jean-Claude Servan-Schreiber et Andreï Makine. Car c’est justement ce livre de Makine, lu et apprécié par le militaire à la retraite, qui permit une première rencontre entre le héros et le conteur d’aventures. Tous d’eux, d’origine lointaine, aiment la France. Et à travers l’hommage rendu à un homme, le lieutenant Schreiber, Makine recommence un hommage à la France, peut-être pour se donner l’illusion que le sujet reste d’actualité. Tentative héroïque. Dans la conversation que raconte l’auteur, paroles de Schreiber et pensées de Makine se croisent, souvenir de Schreiber et nostalgie de Makine se rencontrent, désillusion de Schreiber et lucidité de Makine fusionnent. Petit à petit entre eux deux, des choses vont de soi et s’expriment en aphorismes et en soupirs. Petit à petit entre l’auteur-narrateur et nous s’établit une complicité où on ne comprend que bien tout ce qu’il est devenu vain d’exprimer. De temps à autres, par petites touches rapides, et en évitant la vulgarité de tout expliquer, l’auteur et son interlocuteur témoignent. Par exemple, face aux tabous que la société porte sur les mots « immigration », etc, et face au constat de l’éclatement d’un pays en minorités haineuses, Schreiber à travers Makine témoigne de l’aventure de l’assimilation, l’enrichissement mutuel qu’elle suppose, en vue de renouveler l’identité d’un pays « il faut tout simplement aimer le pays qui vous a donné l’hospitalité et, pour cela, il n’est pas inutile de se débarrasser de quelques oripeaux.» C’est dit. Sans agressivité. Sans tabou. Trop vieux pour être énervé. Trop vieux pour se taire. Il faut dire que l’homme avait été capable d’écrire à De Gaulle, après avoir été exclu en 41 de l’armée parce que juif, qu’il était éperdument amoureux de la France et souhaitait continuer à la servir.
Ce livre apparait également comme une prise de conscience que notre monde est sorti de l’Histoire. Schreiber et Makine en font la triste expérience en constatant que des héros ayant existé ne peuvent plus intéresser la masse. Si un héros a existé, il faut opérer une réduction pour le rendre comestible, parler de ses maîtresses et appréhender sa psychologie libidineuse. Si l’Histoire n’existe plus, notre monde souhaite également qu’elle n’ait jamais existé. Schreiber constate après l’échec de son livre de mémoires qu’il est dans une France qui n’a plus que « ça » pour vibrer. « ça » : le foot. Et Makine se dit pour lui-même donc pour nous que cette France qu’il n’a jamais oublié d’aimer lui est désormais « un pays oublié » … « Un pays qu’on n'entend plus qu’à travers la logorrhée des "communicants", la morgue des "experts", les verdicts de la pensée autorisée. » Quelle défense peut-il encore tenter pour ce pays, lui Makine ? Sa dernière tentative est d’en parler à travers un de ses héros qu’il force à parler de lui. Makine tente de nous livrer l’esprit d’un soldat qui s’est battu pour défendre un territoire, un pays donc presque une patrie. C’est un hymne à l’héroïsme dans une France où on peut dire que l’aventure est finie. L’héroïsme suppose un regard porté sur les hommes, une espérance sans cesse renouvelée. Schreiber a ce regard, un sourire. «Son crédo de légèreté n’est pas une posture d’esthète », il a « une vision qui ne noircit pas le monde ni ne diabolise les hommes. » Makine imagine la possibilité de l’héroïsme à condition qu’on sache lire les événements, les relier, nous relier à eux. Peut-il y avoir héroïsme sans sensibilité aux signes, aux symboles, sans croyance finalement au corps mystique d’une patrie ? « Nous sommes dans un pays de soixante millions de cartésiens » rappelle le russe au juif.
Le livre de Schreiber a été un échec, ses souvenirs que Makine voulaient voir gravés, n’ont pas été lus, ni commentés. Qu’à cela ne tienne. Makine ne s’avoue pas vaincu. Il va écrire l’aventure de l’écriture. Il va l’écrire sous la forme d’une conversation. Obstinément, Makine repart au combat. On a le sentiment qu’il honore une promesse. Envers Schreiber sans doute, envers la France aussi, envers la littérature dont le rôle doit être de tisser le réel en aventure. La littérature corrige la mémoire pour la rendre réelle. Il a mis de la littérature sur de la littérature pour conjurer le sort, conjurer la mort. Makine-Schreiber constate qu’en donnant un mot aux événements, on classe, on range. En rangeant, on condamne à la poussière toutes les aventures du dedans. « Une fois définie, la folie pourra se faire oublier dans la poussière.» Makine gagne des batailles, Schreiber écrit pour immortaliser des noms de soldats coincés à l’intérieur de mots fourre-tout comme occupation, collaboration, déportation, libération. « Après tout si j’ai vécu assez vieux, c’est peut-être pour avoir le temps de raconter leur vie. » dit le vieux Schreiber à son ami russe. Pourtant, avant de refermer le livre de leur conversation, on lit : « les indifférents ont gagné ». Le livre de Schreiber est au pilon. On ne croit cependant pas à la reddition de Makine. Il mourra la plume à la main !
Un regard sur notre héritage
Si le dernier livre de l’écrivain russe porte un regard sur notre héritage, il débouche immanquablement sur le constat d'un gâchis. On ressent assez vite ce livre comme un prolongement, ou plus exactement comme le désir d’un prolongement de « cette France qu’on oublie d’aimer ». Ce sentiment est confirmé dès le titre et dès l’amorce racontée d’une relation d’amitié entre Jean-Claude Servan-Schreiber et Andreï Makine. Car c’est justement ce livre de Makine, lu et apprécié par le militaire à la retraite, qui permit une première rencontre entre le héros et le conteur d’aventures. Tous d’eux, d’origine lointaine, aiment la France. Et à travers l’hommage rendu à un homme, le lieutenant Schreiber, Makine recommence un hommage à la France, peut-être pour se donner l’illusion que le sujet reste d’actualité. Tentative héroïque. Dans la conversation que raconte l’auteur, paroles de Schreiber et pensées de Makine se croisent, souvenir de Schreiber et nostalgie de Makine se rencontrent, désillusion de Schreiber et lucidité de Makine fusionnent. Petit à petit entre eux deux, des choses vont de soi et s’expriment en aphorismes et en soupirs. Petit à petit entre l’auteur-narrateur et nous s’établit une complicité où on ne comprend que bien tout ce qu’il est devenu vain d’exprimer. De temps à autres, par petites touches rapides, et en évitant la vulgarité de tout expliquer, l’auteur et son interlocuteur témoignent. Par exemple, face aux tabous que la société porte sur les mots « immigration », etc, et face au constat de l’éclatement d’un pays en minorités haineuses, Schreiber à travers Makine témoigne de l’aventure de l’assimilation, l’enrichissement mutuel qu’elle suppose, en vue de renouveler l’identité d’un pays « il faut tout simplement aimer le pays qui vous a donné l’hospitalité et, pour cela, il n’est pas inutile de se débarrasser de quelques oripeaux.» C’est dit. Sans agressivité. Sans tabou. Trop vieux pour être énervé. Trop vieux pour se taire. Il faut dire que l’homme avait été capable d’écrire à De Gaulle, après avoir été exclu en 41 de l’armée parce que juif, qu’il était éperdument amoureux de la France et souhaitait continuer à la servir.
La fin de l’aventure
Ce livre apparait également comme une prise de conscience que notre monde est sorti de l’Histoire. Schreiber et Makine en font la triste expérience en constatant que des héros ayant existé ne peuvent plus intéresser la masse. Si un héros a existé, il faut opérer une réduction pour le rendre comestible, parler de ses maîtresses et appréhender sa psychologie libidineuse. Si l’Histoire n’existe plus, notre monde souhaite également qu’elle n’ait jamais existé. Schreiber constate après l’échec de son livre de mémoires qu’il est dans une France qui n’a plus que « ça » pour vibrer. « ça » : le foot. Et Makine se dit pour lui-même donc pour nous que cette France qu’il n’a jamais oublié d’aimer lui est désormais « un pays oublié » … « Un pays qu’on n'entend plus qu’à travers la logorrhée des "communicants", la morgue des "experts", les verdicts de la pensée autorisée. » Quelle défense peut-il encore tenter pour ce pays, lui Makine ? Sa dernière tentative est d’en parler à travers un de ses héros qu’il force à parler de lui. Makine tente de nous livrer l’esprit d’un soldat qui s’est battu pour défendre un territoire, un pays donc presque une patrie. C’est un hymne à l’héroïsme dans une France où on peut dire que l’aventure est finie. L’héroïsme suppose un regard porté sur les hommes, une espérance sans cesse renouvelée. Schreiber a ce regard, un sourire. «Son crédo de légèreté n’est pas une posture d’esthète », il a « une vision qui ne noircit pas le monde ni ne diabolise les hommes. » Makine imagine la possibilité de l’héroïsme à condition qu’on sache lire les événements, les relier, nous relier à eux. Peut-il y avoir héroïsme sans sensibilité aux signes, aux symboles, sans croyance finalement au corps mystique d’une patrie ? « Nous sommes dans un pays de soixante millions de cartésiens » rappelle le russe au juif.
La littérature tue encore
Le livre de Schreiber a été un échec, ses souvenirs que Makine voulaient voir gravés, n’ont pas été lus, ni commentés. Qu’à cela ne tienne. Makine ne s’avoue pas vaincu. Il va écrire l’aventure de l’écriture. Il va l’écrire sous la forme d’une conversation. Obstinément, Makine repart au combat. On a le sentiment qu’il honore une promesse. Envers Schreiber sans doute, envers la France aussi, envers la littérature dont le rôle doit être de tisser le réel en aventure. La littérature corrige la mémoire pour la rendre réelle. Il a mis de la littérature sur de la littérature pour conjurer le sort, conjurer la mort. Makine-Schreiber constate qu’en donnant un mot aux événements, on classe, on range. En rangeant, on condamne à la poussière toutes les aventures du dedans. « Une fois définie, la folie pourra se faire oublier dans la poussière.» Makine gagne des batailles, Schreiber écrit pour immortaliser des noms de soldats coincés à l’intérieur de mots fourre-tout comme occupation, collaboration, déportation, libération. « Après tout si j’ai vécu assez vieux, c’est peut-être pour avoir le temps de raconter leur vie. » dit le vieux Schreiber à son ami russe. Pourtant, avant de refermer le livre de leur conversation, on lit : « les indifférents ont gagné ». Le livre de Schreiber est au pilon. On ne croit cependant pas à la reddition de Makine. Il mourra la plume à la main !