Makine, une œuvre en poupée russe
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Texte publié une première fois dans Livr’arbitres en 2020
Makine brouille les pistes et ne cesse de semer pour être démasqué. L’homme russe, aujourd’hui académicien français, a été élevé dans les deux langues. Il explique que le français est sa langue « grand-maternelle ». Né en 57 en Sibérie, élevé par sa grand-mère française, cette langue exilée représentait un oasis de civilité dans la rudesse d’une langue devenue véhicule de l’idéologie. Makine est un pseudonyme. Osmonde en est un autre. Les personnages des deux auteurs, les livres des deux auteurs s’entremêlent et se retrouvent réunis en poupée russe dans le dernier opus, Au-delà des frontières. Etre né dans deux langues mène-t-il au dédoublement ? Les subterfuges stylistiques permettent à l’écrivain de livrer un roman scandaleux à plusieurs titres [1]. Makine est le tisseur d’un piège narratif qui devient l’énigme dont le lecteur est la solution.
Pour Makine, la littérature est une sorte de métempsychose, elle permet de voyager entre plusieurs identités. [1] La mise en abîme est toujours l’astuce des écrivains pour nous faire croire que le monde créé par eux existe davantage que le réel. Et les lecteurs sont des victimes volontaires de ce grand remplacement du réel. Cela nous permet d’assumer notre vocation humaine à vivre dans une fiction où nous sommes viables, nous les inadaptés. On trouve une illustration parfaite de cette capacité narrative de survie dans Alternaissance d’Osmonde quand le narrateur raconte la mort de ses parents en camp soviétique quand il était enfant : « La leçon que mes parents m’avaient transmise (ne pas définir qui nous étions) m’aida à résister. Je sus transmuer la douleur en imagination : mes parents étaient sauvés par une de ces astuces de romans d’aventure que je lisais. » [3]
Au-delà des frontières s’amorce sur le manuscrit d’un autre, Lynden, intitulé Le Grand déplacement. De lecteur d’un roman, on devient lecteur du roman contenu. Le livre « impubliable » de Lynden devient donc en quelque sorte publié dans Au-delà des frontières par l’astuce de Makine. Sachant que « Le vrai livre de Lynden commence quelques pages avant la fin quand il décrit le seul monde digne d’exister. » (p 83 Au-delà des frontières), le livre contenu ouvre donc sur le livre contenant, il en est le sas, le passage obligé. Le Grand déplacement est le récit d’un regard lucide porté sur les erreurs de la société libérale libertaire au service du multiculturalisme qui engendre migrations et cette guerre de tous contre tous. [1].
Le livre de la lucidité, qui « est le moyen de se faire haïr de tout le monde » [2], ouvre également sur un autre livre, non pas contenu mais présent dans Au-delà des frontières, Alternaissance d’Osmonde. Et ce livre mystérieux, publié en 2011, est également construit en poupée russe. On y trouve un certain Taraneau qui a écrit Vingt mille femmes de la vie d’un homme, titre de l’un des quatre livres de Gabriel Osmonde. A la fin d’Alternaissance, une femme sort un livre du narrateur, La vie des instants éternels… L’allusion au livre Les brèves amours éternelles de Makine est évidente. Nous comprenons donc que si Osmonde est aujourd’hui un personnage de Makine, Makine fut aussi le narrateur et héros d’Alternaissance.
« Le dédoublement devint ma brisure intérieure. » [3] Dans Alternaissance, Godb, le théoricien des Diggers, explique que l’homme piégé dans le jeu social oscille entre deux figures, celle du mythomane et celle du zombie. Makine serait-il d’abord devenu mythomane pour ne pas être zombie ? Une façon de multiplier ces modestes 20 000 jours que nous avons à vivre ?
Osmonde n’est pas un écrivain russe, il est le double philosophe de Makine, hérité de la civilisation présente en Sibérie, peut-être hérité de l’universalisme français. Makine a rejoint Osmonde en 2011, Il ne pouvait que vouloir être démasqué pour devenir celui qui nous démasque, qui dénonce le jeu social. Les deux écrivains ont donc fusionné. Osmonde est devenu un personnage pour tuer l’écrivain qu’il fut. Il avait créé un univers où les personnages étaient les mêmes dans les différents livres. Ils envahissent aujourd’hui la fiction de Makine en s’imposant comme unique fiction et comme unique réel. Osmonde incorporé, Makine n’est plus seulement un écrivain russe. Il s’est définitivement enrichi de son alter ego philosophe. Alternaissance, qui contient la pensée des Diggers, n’est aujourd’hui plus disponible à la vente. Est-ce parce qu’il est rendu inutile par Au-delà des frontières ?
Pourquoi ce piège, cette trame, ce texte ? « Le monde semble piéger vos mots. » [3] Makine se méfie donc de l’hypertrophie des mots qui nient l’être. Il a construit une œuvre en poupée russe pour parvenir à nous livrer une vérité dans la langue universelle des poètes et des philosophes. Cette vérité passe par la nécessité de se libérer des médias qui sont des drogues mentales et d’oser porter un regard lucide sur le monde, comme il le fit notamment dans Cette France qu’on oublie d’aimer, ou comme Lynden dans Le Grand déplacement. Ce regard lucide qui permet de sortir de « la singerie sociale, ce suicide déguisé » est dangereux car il peut mener au véritable suicide et c’est là que nous avons besoin du philosophe contenu dans l’écrivain. « La première naissance assure notre survie biologique, la deuxième naissance, notre survie au sein de la société. Enfin, la troisième - l’alternaissance - la survie au-delà de nos identités biologique et sociale. » [2] Et cette survie passe par la capacité du lecteur à être poète en saisissant les épiphanies qui se présentent à lui, Les brèves amours éternelles.
[1] France Culture 30/01/2019
[2] Alternaissance – Gabriel osmonde - Pygmalion
[3] Au-delà des frontières – Andreï Makine - Grasset